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Turquie : Erdogan, encore et toujours ? – Tancrède Josseran

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Avec un an d’avance sur le calendrier initial, la Turquie va connaître le 24 juin prochain un double scrutin législatif et présidentiel. Une fois investi, le nouveau chef d’Etat bénéficiera de la réforme constitutionnelle adoptée de justesse par référendum en 2017.

Jusqu’à maintenant, le rôle du Président en Turquie était largement honorifique. Il présidait sans gouverner. Désormais, le Président régira par décret, aura le dernier mot sur le budget, désignera les haut-fonctionnaires tandis que les ministres n’auront de compte à rendre qu’à lui-même. Ravalée à une chambre d’enregistrement, l’Assemblée est réduite à la figuration. L’essentiel des attributs régaliens seront centralisés dans les mains du chef de l’Etat puisque le poste de Premier ministre est appelé à s’effacer. En fait, le Président turc espère se maintenir aux affaires jusqu’en 2029. L’actuel mandat n’entrant pas en compte, il pourra passer outre la barrière des deux quinquennat et se porter une nouvelle fois candidat à la magistrature suprême en 2024.

Pour autant, le pari de Recep Tayyip Erdogan semble audacieux tant les nuages s’amoncèlent à l’horizon. Si l’opposition est morcelée, elle n’a pas perdu sa capacité à faire émerger de nouvelles têtes. Plus que tout,  le Président craint une dégradation brutale de la croissance.  Pièce maitresse du bilan d’Erdogan, l’économie accumule depuis peu les ratés. Enfin, la question kurde continue de faire peser sur la Turquie, un problème existentiel majeur.

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan, favori à sa succession.

L’usure de l’acier

La décision d’anticiper les élections obéit à un calcul risqué mais somme tout cohérent. En premier lieu, le Président turc a en tête le contexte sécuritaire. La Turquie mène une triple guerre.  En Syrie, à Afrin, Ankara s’est ingéré afin d’empêcher l’excroissance syrienne du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) d’établir un zone autonome le long de sa frontière.  Laisser-faire aurait permis au PKK de se prévaloir d’une vitrine. Elle aurait rendue caduc aux yeux des 20 millions de Kurdes de Turquie l’existence de la République turque. À l’intérieur même de ses frontières, Ankara continue à réprimer le séparatisme Kurde.  Toutefois, si le processus de paix semble au point mort, il n’est pas exclu qu’Erdogan ne profite pas des coudées franches que lui offrirait, une fois élu, la constitution pour lancer une nouvelle initiative. Toute la question est de savoir quelle base serait acceptable pour les deux parties.

Au sein même de l’appareil d’Etat, le Président poursuit sa croisade contre la « subversion güleniste ». Jugée responsable du putsch raté du 15 juillet 2016, la confrérie de l’imam Fethullah Gülen encaisse la répression. Autrefois allié lorsqu’il s’agissait de mettre à terre l’establishment-militaro laïc, le Hizmet (mouvement Gülen) est devenu la bête noire d’Erdogan. L’origine de la querelle entre les deux hommes est simple. Une fois les kémalistes vaincus, ni l’un, ni l’autre ne voulaient partager le pouvoir. Au demeurant, la  peur du Reis [chef] a une origine rationnelle. Il connaît mieux que quiconque l’entrisme du Hizmet. C’est lui même qui a ouvert grand la porte de la fonction publique aux gülenistes. Des années durant, ils ont eu tout loisir d’investir les couloirs des ministères. Les élites laïques faisaient alors figures d’ennemis communs. En réalité, et c’est sans doute l’une des causes principales du virage autoritaire d’Ankara, Erdogan éprouve les affres de l’exercice solitaire du pouvoir.  A la claustration s’ajoute la méfiance. Les cadres gülenistes purgés ont difficilement été remplacés, et le président turc n’a qu’une confiance limitée dans les généraux kémalistes tirés de prison. Ces derniers ont un agenda qui n’est pas forcément celui du Président… Avancer la date du scrutin présidentiel permet d’accélérer la consolidation d’un pouvoir personnel vacillant.

L’économie est l’autre sujet qui préoccupe l’homme fort d’Ankara. Certes, la Turquie continue d’afficher pour l’année 2017 une croissance insolente de 7%. Même la Chine ne fait pas mieux (6%). Mais cette expansion est en trompe l’œil.  Elle repose largement sur le BTP qui ne produit pas de valeur ajoutée. Le crédit facile et l’obstination du Président à ne pas vouloir augmenter les taux intérêts ont abouti à une envolée de l’inflation (10%). Du même coup, la livre turque se déprécie.  Elle s’échange désormais à 5 livres pour moins d’un euro. Pendant, ce temps l’épargne des retraités fond et les investisseurs fuient.  A un moment ou un autre, Erdogan sera obligé de donner un tour de vis budgétaire. Mieux vaut  que cela soit après qu’avant les élections. Un scrutin anticipé a donc l’avantage d’épargner au Président le supplice d’une lente descente aux enfers. Surtout, après 16 ans de pouvoir sans partage, le temps commence à se faire long. Le Reis a lui même reconnu devant les membres de l’AKP, (Adalet ve Kalkınma Partisi-Parti de la Justice et du Développement) « l’usure de l’acier ». L’AKP n’est plus cette force antisystème novatrice qui, à ses débuts, bousculait les codes d’une Turquie républicaine encore embaumée dans les effluves des années 30. Au contraire, elle est devenue le système. Elle a repris à son compte les tares qu’elle vilipendait avec tant de véhémence : népotisme, autoritarisme, corruption.  Conscient du problème, Erdogan cherche à résoudre l’équation. Sa décision de remplacer en urgence les maires des grandes villes par des profils plus jeunes esquisse un début de réponse.  Dans le contexte actuel, le Président turc juge que seul une campagne éclair pourra lui permettre de renverser la donne.

L’impossible opposition

Face au Président s’organise une opposition bien décidée pour la première fois à s’entendre. Attelage improbable, elle rassemble sous la même enseigne, nationalistes du Bon Parti (Iyi Parti-IP), Kémalistes du Parti Républicain Peuple (Cumhuriyet Halk Partisi-CHP), Islamistes pur et dur du Parti de la Félicité (Saadet Partisi-SP). Chaque formation présentera un candidat au premier tour du scrutin présidentiel. Ensuite, au second tour, tout le monde fera front commun. Hormis le parti kurde exclu de l’alliance, une liste unique est prévue législatives. Néanmoins, l’opposition souffre de trois maux fondamentaux. Elle manque d’idéologie inclusive. Les nationalistes du Bon Parti,  portent au pinacle l’unité nationale et heurtent mécaniquement les Kurdes.  Les kémalistes du Parti Républicain du Peuple (CHP) crispés sur la défense d’une laïcité intransigeante rebutent la frange la plus dévote de l’électorat. Preuve en est le score erratique de ces deux formations à l’Est du pays ou en Anatolie centrale. L’opposition manque également d’un leader charismatique. Elle présente d’honorables Professeurs d’université au langage aussi ampoulé qu’incompréhensible. En définitive, c’est l’absence de valeurs partagées qui est la plus criante. Les islamistes orthodoxes et les kémalistes peuvent bien s’entendre de manière tactique. Il leur est toutefois difficile d’élaborer un programme commun et encore plus d’apparaître comme une alternance crédible.

De tous les candidats, seule Meral Akşener, candidate de la droite nationaliste et leader du Bon Parti apparaît capable de mettre en difficulté Erdogan. Premier atout, elle est à la confluence de plusieurs électorats. Conservatrice, respectueuse de l’identité islamique de son pays, elle n’en demeure pas moins une laïque. Elle n’a jamais porté le voile et a fait des études supérieures. Un tel profil pourrait séduire certains électeurs kémalistes. Par ailleurs son ADN droitier, elle a longtemps milité au sein du Parti d’Action Nationaliste (Milliyetçi Hareket PartisiMHP), est un avantage dans un pays ou la droite (conservatrice, nationaliste, islamiste) agrège 60% du corps électoral. Mais chaque chose a son revers. Son parti  encore jeune et manque de relais. Qui plus est dans une société encore très patriarcale, il est probable que l’électeur conservateur renâcle à voter pour une femme.

Erdogan, malgré tout… ?

Erdogan conserve de sérieux atouts : la cohérence et l’expérience. Il a un bilan que les autres n’ont pas. Quelques soient les aléas actuels pour nombre de Turcs, le positif contrebalance le négatif. En 15 ans, le pays s’est métamorphosé, couvert d’infrastructures modernes. La santé, l’éducation sont devenues des services accessibles à tous. Le PIB par tête d’habitant a triplé et de nouveau la Turquie fait figure de puissance respectée. Le Président turc peut compter sur un socle solide de 40% d’électeurs.

Certes, l’enthousiasme des premières années s’est estompé. L’affairisme exacerbé, le clientélisme endémique ont laissé des traces. Toutefois, le nom du reis  reste synonyme de stabilité. Entre deux maux mieux vaut celui que l’on connaît. L’homme de la rue garde un souvenir détestable des années 90 et de son cortège de scandales sur fond d’instabilité chronique (aucun ministère de coalition n’a tenu plus d’un an et demi). Dans un pays profondément fracturé, Erdogan reste le repère de tout un  petit peuple qui voit en lui la poigne de fer qui lui épargnera les affres de la guerre civile.

L’auteurTancrède Josseran est diplômé en Histoire de Paris-IV Sorbonne et attaché de recherche à l’Institut de Stratégie Comparée (ISC). Spécialiste de la Turquie, il est auteur de « La Nouvelle puissance turque…L’adieu à Mustapha Kemal », Paris, éd, Ellipses, 2010. Il a reçu pour cet ouvrage le prix Anteois du festival de géopolitique et de géoéconomie de Grenoble.

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