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Le jihadisme des femmes, pourquoi ont-elles choisi Daech ? – Fiche de lecture

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Femme entièrement voilée – Marrakech

Déniant aux femmes toute émancipation, comment, dès lors, se fait-il que l’organisation de l’Etat islamique (Daech), ait attiré, depuis le début des années 2010 plus de cinq-cents femmes européennes dans ses rangs ? Quelle séduction exerce-t-il sur les nombreuses femmes qui ont décidé de le rejoindre ? Cet ouvrage – rédigé conjointement par Fethi Benslama, psychanalyste et Farhad Khosrokhavar, sociologue – se donne pour objectif de comprendre les motivations de ces jeunes femmes (adolescentes ou post-adolescentes), parties rejoindre le Grand Cham. Tandis que l’analyse psychique tente de déceler leur psychologie, l’analyse sociologique, quant à elle, s’efforce de dégager les déterminants sociaux et culturels qui les ont poussés à rejoindre l’organisation.

C’est la première fois, avec Daech, que les femmes jouent un rôle dans le jihadisme : aucune entité terroriste antérieure n’avait appelé les femmes à rejoindre leur cause. Contrairement à ses prédécesseurs, l’Etat islamique a « offert une nouvelle conception du jihadisme des femmes et proposé une manipulation des ressorts proprement féminins de leur engagement. »  Dans un monde sans utopie pour ces jeunes européennes, comment la dystopie séduit-elle ?

Chapitre 1 : Quelques caractéristiques générales

En 2015, Daech comptait dans ses rangs environ trente mille combattants étrangers musulmans, en dehors des Syriens et Irakiens, dont cinq mille étaient d’origine européenne. Cette même année toujours, on dénombrait deux-cent vingt jeunes femmes parmi les six cents ressortissants français. Un tiers d’entre elles seraient des converties à l’islam, contre seulement un homme sur cinq pour la même période. Mais qui sont ces femmes ? En France, si elles sont principalement issues des petites classes moyennes et des classes moyennes, en particulier pour les converties, elles ne viennent pas de banlieues, contrairement aux garçons. Leur âge de départ n’est certes pas connu, mais on estime qu’il y a davantage de filles mineures que de garçons mineurs.

La vision idéalisée de l’amour romantique est l’une des premières motivations de ces jeunes femmes parties en Syrie ou en Irak. Dans une société où le divorce et les familles recomposées sont monnaie courante, épouser un homme viril, parce que martyr, provoque chez elles une vision enchanteresse. En raison de la fragilité des relations conjugales de leurs parents, ces femmes apparaissent « en quête d’une forme d’utopie anthropologique ». Cette dernière les pousse, par exemple, à enfanter le plus rapidement possible, des enfants qui augmenteront les rangs des jihadistes. Par ce biais, elles ont le sentiment de devenir adulte. Cette idée de l’homme au combat et la femme à la maison dans une société fortement patriarcale n’est pas remise en question en raison de la soi-disant complémentarité entre les sexes. Si l’amour romantique les fascine, la violence guerrière également. Outre le fait de souscrire à la violence pratiquée par le mari, certaines Occidentales l’exercent indirectement en dirigeant, par exemple, des « bordels islamiques » où des femmes capturées y sont réduites en esclavage. Une « nouvelle féminité », telle est la propagande de Daech pour attirer des femmes – en crise identitaire – sous ses drapeaux. Ce n’est pas tant le jihadisme en tant que tel qui attire, mais la perception du sentiment d’exister enfin.

Chapitre 2 : Le mariage « à la Daech »

Le nombre de femmes disposées à se marier est faible puisqu’elles sont une minorité à avoir rejoint Daech. C’est dans cette optique que l’organisation a organisé l’exploitation sexuelle des esclaves kurdes yézidies ou assyriennes. L’Etat islamique applique la charia, c’est-à dire la loi islamique. Quand ces jeunes européennes arrivent en Syrie ou en Irak, elles sont placées dans des « maqarr », des demeures dirigées par des femmes qui y exercent une tutelle rigide voire agressive. Les jeunes jihadistes viennent les visiter et jettent leur dévolu sur l’une lors d’une entrevue qui n’a pas lieu en tête-à-tête. Le mariage requiert le consentement des deux. Les parents sont absents des cérémonies mais le jeune combattant se doit d’envoyer une lettre aux parents de la mariée pour les prévenir. Leur refus importe peu. Après le mariage, la charia s’applique immédiatement : le mari est envoyé au front tandis que la femme n’a pas le droit de sortir de la maison sans ce dernier ou une personne légalement liée. La mort du mari au combat ou en tant que martyr rend souvent les mariages éphémères. Il n’est pas rare qu’une femme épouse trois à quatre hommes successivement. La séparation, souvent décidée par la femme pour incompatibilité rend également les mariages éphémères.

Chapitre 3 : Les femmes jihadistes et la mort

De 1981 à 2011, sur plus de deux mille attentats-suicides commis dans le monde, environ cent-vingt-cinq auraient été perpétrés par des femmes. Toutefois, ces attentats féminins ne sont pas une spécificité musulmane : au Sri Lanka, un tiers des attentats commis par l’organisation marxiste des Tigres Tamoul auraient été le fait de femmes.

Toutes les femmes martyres n’ont pas été jihadistes : les premières kamikazes étaient d’abord nationalistes. Le premier attentat-suicide commis par une femme jihadiste a eu lieu le 4 octobre 2003 provoquant la mort de vingt-et-une personnes et en blessant plus d’une cinquantaine. Si l’activisme féminin est d’abord motivé par la vengeance de la mort d’un membre de la famille proche, on peut y voir également la volonté de s’élever contre la dimension patriarcale de la société. Pour certaines, l’objectif est en effet de se dresser au même rang que les hommes, en montrant qu’elles sont, elles aussi, capables de mourir pour une cause noble. Cependant, l’égalité entre hommes et femmes ne fait pas partie de la politique de Daech, qui n’a recours qu’exceptionnellement à l’action des femmes kamikazes. Très souvent, après quelques mois d’une vision utopique de la société islamique sous Daech, ces jeunes femmes européennes font face à une désillusion, voire rejettent totalement l’univers (et l’islam) dans lequel elles sont, tandis qu’une minorité souhaite davantage se radicaliser.

La relation des femmes avec la mort peut donc faire l’objet d’une typologie. Pour la plupart, la mort n’est pas la finalité. Si elles peuvent s’imaginer veuves, elles ne s’imaginent pas mourir elles-mêmes. Un groupe minoritaire voudrait combattre mais les autorités de l’EI leur ont refusé ce droit. Elles envisagent donc la mort mais celle-ci ne vient généralement pas. Un troisième groupe pourrait regrouper les femmes qui sont restées en Occident et donc totalement déconnectées de la réalité. Enfin, on peut voir dans un quatrième groupe les jeunes femmes qui veulent s’enfuir d’un trauma, causé par une violence réelle ou imaginaire, en partant au loin. Toutes ces dimensions peuvent évidemment se cumuler. Parmi les « fugitives du trauma », l’exemple le plus significatif est celui de la famille Merah. Dans cette famille, la violence s’illustre dans le quotidien. Souad Merah, la sœur du tristement célèbre Mohamed Merah, a grandi dans un climat peu propice à l’équilibre mental. Son père, ouvrier algérien, ayant été marié à deux femmes, est condamné en 2000 à cinq ans de prison pour trafic de cannabis et retourne en Algérie. Sa mère se remarie avec le père d’un autre jihadiste, Sabri Essid. Quand son fils, Mohamed, commet les attentats à Toulouse et Montauban, elle et Souad expriment leur fierté. Du bikini au niqab, cette dernière connait par ailleurs un changement radical de comportement. Arrêtée en 2000, elle est placée en garde à vue, fait une dépression et se radicalise. Séparée en 2005 d’un trafiquant de drogue avec qui elle a deux enfants, elle se remarie avec un salafiste marocain avec qui elle a deux autres enfants. Dès 2010, elle entretient des rapports avec des milieux islamistes radicaux. Pour Souad, comme pour son jeune frère Mohammed, la violence est légitime et même parfois nécessaire. A l’aide de cet exemple, on peut voir que la violence constitue un facteur aggravant du jihadisme des jeunes. L’absence d’autorité d’un père et la délinquance au sein même de la famille ont des effets traumatisants sur les enfants. Les femmes ayant directement connu dans leur entourage une certaine agressivité, des violences sexuelles, physiques, la toxicomanie, la prostitution … apparaissent fortement représentées dans le jihadisme selon David Thompson, auteur des Revenants.

Chapitre 4 : Les femmes jihadistes et le religieux

Le côté religieux du jihadisme revêt une apparence différente – psychologiquement parlant – selon qu’il s’agit d’adolescentes, de post-adolescentes ou de femmes. Pour les deux premières catégories, il n’est de religieux que leur monde imaginaire qui donne un sens à l’islam : le religieux est ici à rapprocher du sacré.

Chez les jeunes femmes, le religieux se décline en plusieurs registres. Tout d’abord le « néo-salafisme » : ces femmes jihadistes veulent redevenir des femmes et reprendre possession d’un corps qui leur a été retiré dans leur société occidentale. Le seul moyen pour y arriver est d’adhérer à un islam radical, islam qui autorise l’inégalité voire l’infériorité. Enfin, le religieux peut apparaître comme une provocation à une laïcité qui, pour ces femmes, est devenue intolérante dans les sociétés européennes. Ainsi, pour ces dernières, le voile prend une toute autre signification : il ne s’agit plus d’un ennemi à la modernité mais justement d’un allié. On peut ici prendre l’exemple d’Emilie König, jeune bretonne convertie à l’islam et partie rejoindre l’EI en 2012, qui s’insurge contre la vision du voile en Occident.

Chapitre 5 : Une morale sexuelle implacable

Pour une partie de ces femmes jihadistes, le désir sexuel est vécu comme un traumatisme ; d’où leur quête d’épouser un « bon musulman », celui qui mourra en martyr et qui pourra, dès lors, accéder aux portes du Paradis. Ce « bon musulman » doit leur imposer des contraintes et limites qui sont paradoxalement vues comme une liberté, puisqu’elles sont libérées de ce plaisir sexuel. Le voile apparaît dès lors comme cette liberté nouvellement acquise : il les délivre du regard insistant des hommes et permet la restauration d’un espace intime. La vue est considérée comme « le toucher démoniaque » : il affole les hommes et détourne de Dieu. Le voile permet donc aux femmes la perte de l’érotisme qu’elles dégagent. L’importance de cette « protection » montre que l’engagement religieux de beaucoup de femmes qui deviennent jihadistes, a pour terrain de combat leur corps.

Chapitre 6 : La religion et le sacré

Le champ du sacré et de l’interdit, en islam, est désigné par le terme harâm. La racine trilitère de ce mot est h.r.m signifie « pudeur, domicile, épouse » (d’où le mot harem dans les langues européennes). On comprend donc, à partir de ce radical, que le corps de la femme est « une source dangereuse d’incroyance » et qu’il est donc interdit. En effet, les philologues arabes anciens déduisent de cette racine la définition suivante du sacré : « ce qu’il est interdit de toucher ». Le corps de la femme ne peut donc être touché, d’où le port du voile qui empêche le « toucher démoniaque » vu plus haut. Le sacré renvoie donc au registre du corps, de la sexualité et du danger de ces derniers ; dangers nécessitant une mise à distance.

Chapitre 7 : La sacralisation de la femme

L’édification de la femme en tant qu’objet sacré est la visée principale du salafisme « et de son utilisation guerrière par le jihadisme ». Comme il a été précisé plus haut, la sacralisation de la femme se trouve d’abord dans la pureté de son corps. Puis, elle se trouve également sacralisée par sa qualité de mère, de Umm. Un proverbe si bien connu des musulmans ne dit-il pas que « Le paradis est sous les pieds des mères ? ». Devenir la femme d’un mari jihadiste qui va mourir en martyr et la mère d’un enfant qui plus tard alimentera les rangs de jihadistes, permet d’acquérir le statut social d’adulte et de fuir une féminité angoissante, voire martyrisée dès l’enfance. Sur la soixantaine de cas de jeunes femmes jihadistes sur lequel l’ouvrage s’appuie, plus d’un tiers a connu des souffrances liées à leur mère. Or, pour ces femmes, devenir mère leur permet de se délier de leurs lésions psychiques.

Chapitre 8 : Version du père dans le jihad

L’absence du père, et de son autorité, dans les familles des jeunes partis faire le jihad a souvent été relevé pour expliquer leur radicalisation, même si ce n’est pas le seul argument explicatif. Si le père absent peut constituer un facteur important, de nombreuses situations montrent qu’un père violent, délinquant ou encore inconnu peut expliquer l’adoption du jihadisme (exemple avec la famille Merah). Par ailleurs, quand les jeunes fuient vers le Grand Cham, rares sont ceux qui s’adressent à leur père. La plupart du temps, les contacts – peu nombreux – sont avec la mère. Ainsi, le jihad pourrait se résumer de cette façon : comme le dit l’ouvrage, il s’agit d’une « fabrique de pères morts – car « martyrs »- et de mères polyandriques – car elles peuvent se marier légitimement à plusieurs maris quand le précédent meurt.

Conclusion :

Les femmes parties rejoindre Daech ont toutes souffert de traumatismes divers (famille recomposée, père et/ou mère abandonniques, violences physiques dont sexuelles, accidents de la vie …). Une grande partie est issue des petites classes moyennes et une petite partie vit en banlieue. Néanmoins, on ne peut pas ranger ces femmes dans une seule catégorie : il n’y a pas un profil unique de femmes parties en Syrie ou en Irak. Rejoindre l’organisation s’apparente pour elles à la recherche de plusieurs buts (qui peuvent se regrouper : la recherche de l’amour romantique, fonder une famille qui ne soit pas déchirée, être enfin considérée comme une adulte, avoir une vocation sociale et « sacrée » …). Pour elles, mourir ne signifie pas s’anéantir mais accéder à vie supposée parfaite. De cette manière, le jihad leur apparaît comme une échappée, selon l’approche socio-psychanalyste de l’ouvrage.

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