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Haïti : « La République des ONG »

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Logée au cœur des Caraïbes, Haïti souffre d’une triste réputation, celle d’être « le pays le plus pauvre du monde ». Le sort semble s’acharner sur cette île de 11 millions d’habitants proclamée indépendante en 1804. Le 20ème siècle haïtien se caractérise par une grande instabilité politique ; subissant révolution, occupation étatsunienne et dictature. À cette fragilité politique, ajoutons une fragilité géologique. Le séisme du 12 janvier 2010 se solde par un bilan édifiant : 230 000 morts, 1,5 millions de sans-abris, 200 000 bâtiments touchés. Face à ce bilan tragique, la communauté internationale, déjà installée à Haïti depuis 1993, n’a cessé de grandir. L’ONU, l’OAE mais aussi les ONG ont investi le terrain pour apporter soutien financier, humain et matériel. Il y aurait près d’un millier d’ONG actives en Haïti en 2010, si bien que l’île caribéenne a été surnommée « la République des ONG ».

Les camps de réfugiés installés par les ONG à Haïti
Les camps de réfugiés installés par les ONG à Haïti suite au séisme de 2010

L’État haïtien : un État failli ?

Le concept d’État failli renvoie à plusieurs critères qu’il convient d’expliciter au regard de la situation haïtienne :

L’Etat doit, tout d’abord, se doter d’un gouvernement central faible. Or, l’abandon des zones rurales et la faiblesse de l’urbanisation des périphéries de Port-au-Prince montrent l’incapacité du gouvernement à déployer des politiques cohérentes à l’extérieur de la capitale.

Le second critère de l’État faible repose sur l’absence de services publics. Or, à Haïti, la réforme de l’État des années post-Duvalier n’a pas abouti à un renforcement des services publics. Par manque d’investissements et de mobilisation des ressources humaines, les politiques de développement sont restées au point mort. La corruption généralisée est le troisième critère répondant, là encore, parfaitement à la situation haïtienne. Deux enquêtes du sénat haïtien ont révélé en 2016 et 2017 des malversations à hauteur de 2 milliards de dollars.

Le critère suivant est l’absence d’État de droit. L’impunité dans laquelle évoluent les élites et le degré de clientélisme du gouvernement montrent que les gouverneurs sont bien éloignés d’un État de droit. Ces derniers ne respectent pas eux-mêmes les principes de la Constitution comme l’alternance politique ou le respect des décisions citoyennes. L’épisode de l’éviction d’un candidat à la présidentielle en décembre 2010 pour cause de fraude électorale témoigne de la faiblesse de la démocratie haïtienne.

L’avant-dernier critère relatif aux déplacements de populations est lui aussi bien rempli par l’État haïtien. Près de 20% de la population, soit 2 millions d’haïtiens, vivrait hors des frontières. Enfin, un État failli doit être dans une situation économique instable. Une étude de la COFACE révèle en effet que 40% de la population haïtienne vit actuellement en dessous du seuil de pauvreté avec 1% de croissance seulement en 2017.

Les ONG au service de l’État d’Haïti

Haïti regroupe donc l’intégralité des critères d’un État failli. Dans la perspective que le gouvernement ne remplit plus sa part du contrat social, il devient légitime pour la communauté internationale d’intervenir au nom du respect et de la protection de la population. L’intervention prend ici deux figures. L’une est relative à l’intervention humanitaire d’urgence. C’est une vision court-termiste, visant à apporter un soutien ponctuel à l’État. L’autre est relative aux politiques de développement. Dans le cas d’Haïti, le séisme de 2010 a permis aux ONG, d’une part de venir en aide urgente aux victimes. D’autre part, elles ont pu déployer des politiques d’aide au développement, notamment sur des questions de logements et de santé.

C’est ici que le bât blesse et que les critiques envers l’intervention des ONG déferlent. Raoul Peck conclut par exemple son reportage « Assistance mortelle » en accusant les ONG d’être des « monstres paternalistes ». En effet, se pose la question de la légitimité de la substitution des ONG au gouvernement, dans le but de mener des politiques d’aide au développement a priori du ressort des États ou du moins des organisations intergouvernementales. Cependant, les ONG elles-mêmes ont conscience de cet enjeu de souveraineté. Loin d’aller à l’encontre de l’action de l’État, elles cherchent à l’accompagner. À Haïti, les ONG, bien qu’internationales, n’ont pas voulu s’implanter définitivement dans le pays à l’issu du séisme de 2010. Oxfam, par exemple, a longuement coopéré avec les autorités locales dans la zone Corail où des maisons d’urgences ont été construites. Une fois sa mission terminée, l’ONG a su passer le relais à la municipalité ; preuve d’une aide tout de même légitime voire indispensable.

L'intervention de l'ONU à Haïti légitime la présence des ONG
Un Casque Bleu de l’ONU dans les rues de Port-au-Prince à Haïti

Les principes juridiques de l’intervention des ONG à Haïti

Pour une ONG, décider d’intervenir sur un État territorialement compétent pour protéger sa population est une violation du droit international public et du principe de non-ingérence. Les années 1980 signent cependant une modification structurelle des conflits. En effet, on constate un passage des conflits inter-étatiques à intra-étatiques avec la montée de dictatures et de guerres civiles. L’Assemblée Générale de l’ONU se voit contrainte de repenser le cadre légal de l’intervention humanitaire.

Dans le colloque « Droit et morale humanitaire » initié par Bernard Kouchner en 1995, l’idée d’ingérence humanitaire est pour la première fois mise en avant. Face à l’urgence de régulation des missions des ONG, l’Assemblée Générale des Nations Unies adopte deux résolutions fondamentales. La résolution 43/131 du 8 décembre 1998 établit d’abord le principe de subsidiarité. Elle exige aux Etats de favoriser l’accès aux victimes pour les secours internationaux. La seconde résolution, 45/100 du 14 décembre 1990, institutionnalise l’humanitaire privé. Elle établit un droit de passage des ONG dans un pays sinistré. Ce « droit » se fait cependant encore en concertation avec l’État concerné dans un souci de respect de sa souveraineté.

La responsabilité de protéger

En 2005, un document adopté par l’Assemblée Générale des Nations Unies sous l’impulsion de Kofi Annan, complète les modalités d’intervention humanitaire dans un État souverain. La « responsabilité de protéger » agit en code de conduite à adopter en cas de violations des droits de l’Homme. Elle est aussi effective lorsqu’un gouvernement en place ne peut assurer la protection des civiles. Le cas échéant, une responsabilité incombe à la communauté internationale d’employer toutes les mesures nécessaires afin de sauver ces populations. Si cette résolution s’applique en premier lieu aux États, il concède un avancement dans la doctrine du droit international. Il montre en effet les limites grandissantes du principe de non-ingérence et les potentiels moyens de le contourner dans des situations très précises et définies comme la violation massive des droits de l’Homme ou les situations d’urgence. C’est pertinemment dans ce cadre légal que s’inscrit l’intervention des ONG à Haïti.

Une violation de la souveraineté ?

L’intervention des ONG à Haïti peut cependant légitimement poser la question de l’ingérence dans les affaires intérieures du pays. En effet, en agissant sur des politiques de développement d’ordre sociales, les ONG se substituent au rôle de l’État. C’est le sentiment que partage le Premier Ministre haïtien entre 2009 et 2011, Jean-Max Bellerive. Aux micros de Raoul Peck, il annonce que « La ligne entre ingérence, appui et support est très fine ». Pourtant, les Nations Unies ont su donner un cadre juridique à cette intervention, faisant primer le respect des droits des haïtiens.

Neuf ans après le séisme de 2010, Haïti reste un pays fragile et instable. Malgré de considérables améliorations, l’État doit encore prouver qu’il peut relever le défi d’être une démocratie renforcée, apte à protéger sa population sans la tutelle de la communauté internationale.

Bibliographie

  • Audebret, C. (2011). Chap. 8 : « La diaspora haïtienne». Dans Carlo Célius éd.,Le défi haïtien : économie, dynamique sociopolitique et migration, Paris : L’Harmattan, pp. 193 – 211.
  • Buirette, P et Lagrange, P. (2008). Chap. 4 : « Droit international humanitaire et ONG ». Dans : Patricia Buirette éd., Le droit international humanitaire. Paris : La Découverte, pp. 69 – 80.
  • Chirac, J. (1987). Ccl : « Morale humanitaire et action politique ». Dans : Mario Bettati et Bernard Kouchner éd., Le devoir d’ingérence. Paris : Éditions Denoël, pp. 279 – 285.
  • Corbet, A., Duquesne, P. & Plaisir, J. (2014). « Quel développement sans État ? Le cas d’Haïti ». Revue Projet, 339(2), pp. 70-78.
  • Gédéon, J. (2008). Chap. 1 : « Vers un État moderne », Haïti au carrefour de la reconstruction : vie politique et coopération internationale. Paris : L’Harmattan, pp. 31 – 44.
  • Goulet, J. (2011). Chap. 7 : « Le défi urbain à Haïti ». Dans Carlo Célius éd., Le défi haïtien : économie, dynamique sociopolitique et migration, Paris : L’Harmattan, pp. 175 – 191.
  • Holly, D. (2011). Chap. 1 : « Un État inexistant ». De l’État en Haïti, L’Harmattan : Paris, 2011, pp. 31 – 53.
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Camille BAYET

Etudiante en master 1 « Politiques et pratiques des organisations internationales » à Sciences Po Grenoble, je suis passionnée par l’étude du développement international et des rapports de forces géopolitiques ; avec une appétence particulière pour l’Amérique latine.

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