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Téhéran / Washington : le risque de l’embrasement (3/3)

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Un an après le retrait des États-Unis du Plan d’action global conjoint (JCPOA), la relation conflictuelle entre Washington et Téhéran emprunte depuis le début du mois de mai un tournant périlleux. La pression croissante exercée par l’administration Trump sur l’Iran s’est transformée en une impasse prévisible et tendue. Si les dirigeants des deux pays disent ne pas vouloir de conflit, leur rhétorique, leurs menaces et leurs actions laissent craindre un embrasement dans le Golfe Persique. Pris entre le marteau et l’enclume, les Européens ont bien du mal à réagir avec efficacité.

May, Macron et Merkel ont apporté leur soutien à Téhéran
Theresa May, Emmanuel Macron et Angela Merkel ont mis en garde Téhéran mais soutiennent le JCPOA.

L’Europe a un rôle à jouer

Dans le face-à-face entre Téhéran et Washington, l’Europe se retrouve prise entre deux feux. Depuis le début du mois, les Européens ont dénoncé l’ultimatum de 60 jours imposé par l’Iran. Parallèlement, les diplomates européens ont déploré la stratégie « illisible » des États-Unis dans le dossier iranien. Lors de leur rencontre avec Mike Pompeo lundi 13 mai à Bruxelles, les ministres des Affaires étrangères de la France, du Royaume-Uni et de l’Allemagne (E3) se sont déclarés vivement préoccupés par l’escalade des tensions dans la région. Ils ont expliqué qu’ils rejetaient tout ultimatum mais demeuraient « pleinement attachés à la préservation et à la mise en œuvre intégrale de l’accord sur le nucléaire, une réalisation essentielle dans l’architecture mondiale de non-prolifération nucléaire, qui est dans l’intérêt de la sécurité de tous ».

L’Europe semble vouloir se démarquer de la stratégie de tension entretenue par les États-Unis. Mardi, le major général de l’armée britannique Christopher Ghika, commandant adjoint de la coalition dirigée par les États-Unis contre le groupe militant pour un État islamique, a contredit les déclarations américaines en soulignant « qu’il n’y a pas eu de menace accrue de la part des Iraniens soutenues par les forces en Irak et en Syrie ». L’Espagne, qui devait participer à un exercice naval au Moyen-Orient avec l’US Navy, a retiré sa frégate des manœuvres prévues.

Considérant le JCPOA vital pour ses intérêts, le groupe E3 s’est engagé à respecter sa part de l’accord. Pour le ministre des Affaires étrangères allemand Heiko Maas, il est « nécessaire » à la sécurité de l’Europe. « Personne ne veut voir l’Iran posséder l’arme nucléaire » a-t-il ajouté. La position des Européens n’a pas changé depuis un an. Ils refusent de rompre avec Téhéran en suivant Trump dans ses initiatives hasardeuses.

Le problème de l’extraterritorialité des lois américaines

Le JCPOA, dont les Européens sont à l’initiative, représente le joyau de la politique étrangère et de sécurité de l’Union Européenne. Signataire du texte, elle a réussi à imposer la diplomatie plutôt que l’action militaire en tant qu’instrument supérieur de promotion de la non-prolifération. Sur le dossier iranien, les Européens sont pourtant coincés entre inclination multilatérale et réalités transatlantiques. Officiellement, l’Europe soutient la sauvegarde du JCPOA mais elle n’a ni la volonté ni les moyens de s’opposer à l’imperium juridique américain. L’embargo décidé par Trump ne touche pas seulement les entreprises américaines ou celles qui ont une filiale aux États-Unis. Les entreprises du monde entier sont menacées par le simple fait de commercer en dollars.

La quasi-totalité des entreprises européennes ont cessé leurs relations avec l’Iran dans le délai du 4 novembre fixé par Trump. L’Italie et la Grèce, qui bénéficiaient pourtant de dérogations jusqu’en mai, ont également quitté le pays. Plusieurs contrats, chiffrés en milliards de dollars, ont pris fin. Les échanges entre l’Union Européenne et l’Iran ont baissé de 3 milliards d’euros entre 2017 et 2018. Aucune des solutions envisagées depuis un an n’a semblé à même de contrecarrer les sanctions américaines.

Des mécanismes symboliques mais peu efficaces

L’Union Européenne a d’abord réactivé la loi de blocage de 1996. Cette loi interdit aux entreprises européennes de se soumettre aux prescriptions américaines, sous peine de sanctions de l’Union Européenne. Elle leur permet également de réclamer des dommages et intérêts. En réalité, ce règlement, qui n’a jamais été appliqué, a une valeur symbolique plus qu’économique. Il en va de même pour l’ajout de l’Iran à la liste des pays éligibles aux prêts de la Banque européenne d’investissement (BEI), cette dernière se finançant sur le marché américain.

L’Union Européenne a annoncé la création d’INSTEX (Instrument d’appui aux échanges commerciaux), un mécanisme permettant aux entreprises européennes de préserver leurs relations commerciales avec l’Iran en contournant l’embargo américain. Cet outil, semblable à une chambre de compensation, fonctionne sur le principe du troc sans utiliser le dollar. INTEX est cependant limité au commerce de médicaments, de produits alimentaires et de fournitures humanitaires. Seuls le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne en sont membres et l’outil n’a toujours pas réalisé la moindre transaction.

Pour empêcher l’Iran de quitter le JCPOA, l’Europe devra développer et consolider ce mécanisme pour venir en aide à l’économie iranienne. Elle doit aussi explorer la possibilité d’ouvrir le mécanisme à des pays tiers. L’Espagne a déclaré qu’elle envisageait de rejoindre ce réseau commercial. L’Europe devra aussi convaincre la Russie et la Chine de se joindre au dispositif. Il faudra également travailler à la mise en place d’un autre véhicule spécial élargi pour inclure les importations de pétrole en provenance d’Iran. La marge de manœuvre est cependant étroite. Rien n’indique que les entreprises européennes, qui commercent beaucoup plus avec les États-Unis qu’avec l’Iran, voudront utiliser INSTEX et risquer de s’attirer les foudres de Washington.

La responsabilité de l’Europe : ramener le dialogue avec Téhéran

Déçu de la passivité européenne, l’Iran a désormais besoin que l’Europe traduise ses mots en actes. Après un an d’inaction, l’ultimatum iranien peut être perçu à la fois comme un appel et une menace pour les Européens. À ce titre, l’Europe doit s’opposer clairement à la stratégie de pression maximale des États-Unis. La chancelière allemande Angela Merkel a ainsi déclaré que l’Europe adoptait « une approche différente » des Etats-Unis sur l’Iran. L’Europe a cependant besoin de dissiper les désaccords au sein de son propre camp sur le sujet. Si le groupe E3 semble suivre la même ligne conductrice, d’autres pays ne veulent pas se confronter au président Trump.

Il est également nécessaire que l’Europe limite l’escalade des menaces et des provocations entre Téhéran et Washington. Elle doit pour cela dissiper les malentendus induits par la rupture du dialogue et rappeler que l’Iran n’a jamais violé ses engagements. Parallèlement, elle doit inciter l’Iran à continuer d’adhérer au JCPOA. Son retrait et la nucléarisation de l’Iran entraîneraient une détérioration instantanée des relations internationales dans une région déjà instable.

En dépit de la rhétorique guerrière émanant de Washington et de Téhéran, il n’est dans l’intérêt d’aucun des deux gouvernements de voir la confrontation dégénérer. Toute action militaire pourrait déchaîner un enfer régional incontrôlable. L’Europe peut à ce propos jouer un rôle de médiateur, en amenant les États-Unis et l’Iran à dialoguer pour faire retomber les tensions. La cheffe de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, a plaidé en ce sens, rappelant que « le dialogue est le meilleur moyen d’aborder [les divergences et différences] et d’éviter l’escalade ». Si Téhéran et Washington ne parviennent pas à dialoguer, le risque d’une confrontation militaire deviendra sérieux.

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Solène VIZIER

Solène Vizier est diplômée d’un Master 2 Etudes Stratégiques. Passionnée de géopolitique, ses domaines de spécialisation concernent les mondes hispanophone et russophone, le désarmement nucléaire et la géopolitique du sport. Elle est rédactrice aux Yeux du Monde depuis avril 2019.

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