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Concurrence dans le domaine de l’Intelligence Artificielle : le nouveau champ de bataille sino-américain

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Les Etats-Unis ont fait de l’intelligence artificielle une priorité en lançant, le 11 février, l’« American AI Initiative ». Il s’agit d’un décret présidentiel demandant au gouvernement fédéral de consacrer plus d’investissements dans l’intelligence artificielle (IA) face à l’activité exponentielle de la Chine. De l’autre côté, Pékin soutient de manière croissante le secteur de l’IA. Tour d’horizon :

En 2003, deux militaires chinois de hauts rangs, Qiao Liang et Wang Xiangsui, rédigeaient un essai qui devint fondateur dans le domaine des relations internationales  : La guerre hors limites[1]. Les auteurs ont voulu démontrer que le champ de bataille aurait changé de nature. La guerre serait dorénavant totale, permanente et s’établirait avant tout sur des domaines nouveaux, tels que les nouvelles technologies. Cette thèse est aujourd’hui évidente, et les relations actuelles entre les deux géants ne font que confirmer ces prédictions.

L’intelligence artificielle au premier plan

L'ordonnance a pour objectif de protéger l'intelligence artificielle fabriquée aux États-Unis. Il s’agit d’une mesure d’urgence pour faire face au modèle chinois en matière d’Intelligence Artificielle
Le président Trump signe le décret sur le « Maintien du leadership américain en Intelligence Artificielle »

A travers l’Executive Order lancé par Donald Trump, la Chine est directement désignée. Les deux camps le savent, ces querelles ne sont qu’une façade alors que les enjeux et défis majeurs se jouent dans l’ombre. Depuis une dizaine d’années, nous voyons l’avènement du machine learning, ce qui va faire de la Chine selon de nombreux spécialistes, le leader dans le domaine de l’IA à l’horizon 2025[2]. La base de données détenue par les BAXT (Baidu, Alibaba, Tencent, et Xiaomi) serait gigantesque. Dans son ouvrage AI Super Powers, paru en septembre 2018, Kai-Fu Lee explique que Baidu et Alibaba détiennent à eux seuls plus de données que les Etats-Unis et l’Europe réunis.

De plus, Pékin dispose d’atouts supplémentaires tel qu’un entreprenariat combatif : sur l’année 2017, presque la moitié des investissements dans des startups de l’IA ont été réalisés en Chine. Egalement, la quantité faramineuse d’ingénieurs et le soutien politique fort sont deux atouts sur lesquels la Chine peut compter. La concurrence ou l’hostilité économique et technologique est réelle. Le modèle économique décidé par la Chine empêche, dans certaines mesures, les investisseurs américains de réaliser des profits dans plusieurs secteurs dont celui de l’IA[3].

Le secteur privé plus impliqué

Du côté de Washington, une Commission de sécurité nationale pour l’intelligence artificielle a récemment été prescrite, et ceci, au travers de la loi d’autorisation de la Défense nationale, votée chaque année. Cette commission est dotée d’un chèque de 10 millions de dollars. Elle est composée de grands pontes de l’IA et de la Défense. Sa mission (principale) est de veiller aux investissements étrangers dans le domaine de l’IA.

Le gouvernement américain implique donc directement des PDG et cadres mondialement reconnus de la Silicon Valley (secteur privé) dans sa stratégie d’Etat. On connait certains soutiens de l’administration Trump au sein des géants du numériques : Safra A. Catz, PDG d’Oracle, avait par exemple été pressenti pour un poste dans l’administration actuelle. D’une manière générale, il existe une véritable technocratie grandissante au sein des deux appareils d’Etats chinois et américains. Aux Etats-Unis, la frontière entre les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) et l’Etat est de plus en plus perméable en terme de transferts de compétences et surtout en terme de flux humains.

Deux modèles stratégiques qui tendent vers un système similaire

Dans le domaine de l’IA, les Etats-Unis arboraient auparavant un modèle néolibéral dépendant des GAFAM. La marge de manœuvre est aujourd’hui grandissante. De fait, le modèle décidé se calque progressivement sur l’orientation stratégique chinoise bien plus dirigiste et interventionniste. Il existe par ailleurs une réelle subordination des acteurs de l’IA au Parti Communiste Chinois. D’ailleurs, le chercheur Charles Thibout parle d’une « subordination partidaire de l’innovation civile et militaire » pour définir le plan mis sur pied par Xi Xinping, visant à construire un processus d’intégration civilo-militaire axé sur l’IA, autrement appelée « fusion militaire-civil ». Le tournant néolibéral pris par Washington à la fin du XXème siècle a permis aux investissements privés de devenir plus importants que les investissements publics. Aujourd’hui, on pourrait penser que l’administration américaine est relativement dépassée, alors que la Chine maitrise totalement les processus de décisions. Si les deux puissances sont aujourd’hui dominatrices dans le domaine de l’IA, l’autonomie stratégique des Etats-Unis en la matière est désormais affaiblie malgré des efforts interventionnistes tardifs.

Dans l’état actuel des choses, il est indéniable que les deux géants aient conscience du caractère prioritaire de l’IA. Le champ de bataille s’élargit donc aujourd’hui à des nouveaux horizons…

[1] – Qiao Liang, Wang Xiangsui, La Guerre hors limites, Payot et Rivages, 2003, p. 240

[2] – Intelligence Artificielle : quand la Chine aura pris le pouvoir. Louis Naugès, Le monde Informatique, 14/11/2018

[3] – La guerre des États-Unis contre le modèle économique chinois, S. Gowans, Investig’Action, 08/01/2019

Sources :

Éric Sadin, L’Intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle : anatomie d’un antihumanisme radical, L’Échappée, 2018, 304p.

Un tournant pour l’intégration civilo-militaire en Chine, Antoine Bondaz, recherches & documents, Fondation pour la recherche stratégique N° 07/2017 octobre 2017 – w w w . f r s t r a t e g i e . o r g.

Intelligence artificielle : face à la Chine, Trump veut protéger l’avantage américain, La Tribune, 12/02/2019 – https://www.latribune.fr/economie/international/intelligence-artificielle-face-a-la-chine-trump-veut-proteger-l-avantage-americain-807076.html

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Pierre Lacroix

Pierre Lacroix est diplômé d'une Licence de Géographie (Université de Nantes), d'un Master de Relations Internationales, Intelligence Stratégique et Risques Internationaux (Lyon III), puis d'un Master Coopération Internationale et ONG (Paris XIII). Il est rédacteur depuis Mars 2019.

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