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La Turquie, du kémalisme à l’unilatéralisme (1/2)

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La Turquie s’impose de plus en plus sur les différents théâtres internationaux. De la Libye au Haut-Karabagh, en passant par la Méditerranée et la Syrie, le président turc Recep Tayyip Erdogan a une idée bien précise en tête : muscler son prestige sur l’échiquier géopolitique afin que la Turquie ne soit plus isolée. Cette nouvelle doctrine rompt totalement avec la politique internationale turque inspirée du kémalisme.

M. Erdogan rompt avec la traditionnelle politique kémaliste afin d'étendre son influence à l'échelle internationale.
M. Erdogan rompt avec la traditionnelle politique kémaliste afin d’étendre son influence à l’échelle internationale.

En 1923 avec les accords de Sèvres, Mustafa Kemal signe la fin de l’Empire ottoman, vieux de près de huit siècles. Tournée vers l’Europe et l’Occident, la doctrine appelée kémalisme lui survivra jusqu’à récemment. Après avoir été déboutée par l’Union européenne pour son intégration, été mise en échec dans plusieurs dossiers internationaux, et surtout après avoir subie une tentative de putsch en 2016, la Turquie d’Erdogan rompt avec la vision de Mustafa Kemal.

Le leader turc s’inspire désormais d’une autre grande figure de l’Empire ottoman, Mehmet II, le sultan qui a conquis Constantinople en 1453. En prenant exemple sur ce conquérant, M. Erdogan impose de plus en plus sa vision aux autres acteurs internationaux, quitte à agir à contrecourant sur certains dossiers.

Éloignement avec l’Occident

Après la tentative de putsch en 2016, aucun leader occidental n’a affiché son soutien au président turc, contrairement à Vladimir Poutine. C’est à partir de ce moment que les relations entre les pays européens et Ankara ont pris une tournure complètement différente et que M. Erdogan s’est éloigné du kémalisme. La Turquie a commencé à s’imposer dans différents dossiers géopolitiques. Premièrement en Syrie, où la Turquie a lancé en août 2016 l’opération « Bouclier de l’Euphrate ». Elle vise les forces kurdes, alliées de la Coalition internationale contre l’EI. Ankara a aussi milité pour la reconnaissance des YPG comme organisation terroriste par les membres de l’Otan, ce qui a suscité leur crispation.

Autre dossier où M. Erdogan se met en opposition avec l’Occident : la Libye. Ankara affiche son soutien au Gouvernement d’accord national de Faiez Sarraj, reconnu par l’ONU. La Turquie y a envoyé des mercenaires syriens et des armes afin d’appuyer son allié face au dissident maréchal Haftar. Celui-ci est soutenu notamment par l’Égypte et les Émirats Arabes Unis, mais aussi implicitement par la France. L’intervention de la Turquie a notamment permis de repousser l’offensive des forces de Khalifa Haftar sur Tripoli au printemps 2019.

L’intérêt pour M. Erdogan d’intervenir en Libye est d’assurer un nouveau levier migratoire vers l’Europe. Avec la montée des populismes dans l’Union européenne qui a suivi la crise migratoire de 2015, la Turquie sait que les flux de migrants peuvent être un bon moyen de pression sur l’UE. Ankara a récemment signé un accord avec Tripoli pour la formation des garde-côtes libyens. Leur rôle est aussi de contenir le flux migratoire vers le sud de l’Europe. Désormais proche de la Libye, la Turquie s’éloigne aussi fortement de l’UE. De quoi confirmer un peu plus la rupture avec Atatürk et donc le kémalisme.

« La patrie bleue »

Mis de côté dans la gestion des hydrocarbures, Ankara souhaite remettre en avant « la patrie bleue » (1) et étendre son influence en Méditerranée. Depuis 2018, la Turquie sonde les eaux territoriales grecques et chypriotes (Ankara ne reconnaît pas Chypre, et de facto sa Zone Économique Exclusive) à la recherche d’hydrocarbures. Les raisons ne sont pas uniquement économiques, (le prix de ces ressources s’étant écroulé, leur prospection devient trop coûteuse), elles sont aussi d’ordre stratégique.

Les gisements d’hydrocarbures seraient équivalents à ceux de la Norvège, l’un des plus importants producteurs de gaz au monde. De plus, le gaz prend une place de plus en plus importante dans la transition énergétique mondiale, alors que la Turquie en importe la quasi-totalité de sa consommation. Géographiquement, la Turquie fait le pont entre l’Europe et l’Asie, les pipelines peuvent donc traverser son territoire. S’imposer sur le dossier des hydrocarbures est donc primordial pour Ankara. À tel point qu’elle n’hésite pas à escorter ses navires sondeurs par des bateaux de guerre. La Turquie a ainsi bloqué la prospection étrangère des eaux chypriotes par des navires de guerres en février 2018.

Pour appuyer son emprise en Méditerranée, Ankara a signé en novembre 2019 un accord avec Tripoli sur une nouvelle délimitation des ZEE en Méditerranée. Les frontières maritimes établies par l’accord empiètent sur les eaux territoriales grecques et chypriotes. Le traité n’est reconnu que par les deux pays. Ankara a continué ses prospections en mer Méditerranée en août 2020. Ceci a provoqué une escalade des tensions entre la Turquie et la Grèce, soutenue par la France.

Défenseur de l’Islam

En rompant avec le kémalisme, M. Erdogan veut que son pays soit enraciné dans son identité musulmane. L’idée est de retrouver le prestige du califat et du sultanat ottoman auxquels Mustafa Kemal a mis fin en 1923. L’historique annulation de la transformation de la basilique Sainte-Sophie en musée pour permettre sa réouverture comme mosquée en juillet 2020 symbolise la volonté du président turque de s’incarner en défenseur de l’islam. En prenant cette posture, la Turquie se met en position de rivalité avec l’Arabie saoudite, qui possède deux lieux saints sur ses terres.

Pourtant, c’est bien la France qui représente pour M. Erdogan l’occasion d’asseoir son statut de défenseur du sunnisme avec l’affaire des caricatures. Les relations entre les deux pays sont déjà compliquées à cause d’intérêts divergents dans plusieurs dossiers (Paris soutient Haftar en Libye, les Kurdes en Syrie et la Grèce en Méditerranée). Mais c’est surtout la décision de la France de suspendre l’accueil des imams turcs, s’ajoutant à la dissolution des « Loups gris », qui a irrité Ankara. En effet, la Turquie use de la religion pour étendre son influence à l’étranger. Mais si le leader turc s’en prend autant à la France, c’est peut-être aussi pour rompre définitivement avec l’héritage de Mustafa Kemal. Ce dernier s’est grandement inspiré de la France pour la rédaction de la Constitution turque de 1923.

(1) Marcou, J. (2020). La Turquie en Méditerranée orientale : des revendication énergétiques aux ambitions stratégiques. Diplomatie, 105. p. 53-57.

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Mathieu OBRINGER

Diplômé d'une licence à l'École de Journalisme de Cannes et étudiant à l'IRIS Sup', Mathieu envisage de poursuivre son cursus dans l'analyse géopolitique. Il est rédacteur des Yeux du Monde depuis décembre 2020.

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