« Thawra ! » : la jeunesse arabe poursuit sa révolution (3/3)
Depuis février 2019, la jeunesse arabe démontre sa soif de démocratie dans des pays qui n’ont pas connu leur “printemps” en 2011. En Algérie, au Liban et en Irak, les manifestants ont fait vaciller les pouvoirs solidement ancrés. La jeunesse manifestante est l’héritière de sociétés construites par les guerres civiles et les répressions politiques. Ces éléments ont structuré ses actions, tant dans le fond que dans la forme, afin de marquer la rupture avec un patriarcat aux formes multiples.
Des pays longtemps muselés
Le 17 décembre 2010, un jeune vendeur ambulant tunisien, au statut très précaire, s’immole par le feu. Le geste de Mohammed Bouazizi déclenche une vague inédite de manifestations à travers le monde arabe. Depuis, à l’exception de la Tunisie, le Printemps arabe s’est retourné contre ceux qui réclamaient des droits. Syrie, Yémen, Égypte, Bahreïn, Libye sont autant de pays dans lesquels le vent de révolte a été réprimé dans la plus grande violence. A ces exigences de démocratie ont été appliquées les méthodes les plus autoritaires, avec le soutien actif des Européens et des États-Unis.
La jeunesse algérienne, libanaise et irakienne a évolué dans cet environnement sécuritaire régional. Elle a saisi l’ambivalence des attitudes des nations tierces qui promeuvent la démocratie et s’associent aux régimes les plus répressifs. Balayés, les Printemps arabes ont surtout couvé du fait de l’absence totale de considération des pouvoirs à l’égard des besoins des jeunes. Les taux de participation aux différentes élections générales dans ces trois pays en offrent une bonne illustration. Au cours des dernières élections législatives, les taux d’abstention y ont été supérieurs à 50%.
Ces pays se caractérisent depuis plusieurs décennies par la concurrence des systèmes de sécurité internes (militaires, renseignements, paramilitaires). En conséquence, les jeunesses se sont retrouvées jusqu’à présent étouffées dans chacune de leurs revendications. Toute forme de participation politique classique étant exclue, elles ont dû réinventer leurs modes d’expression, au quotidien et lors de ces nouvelles manifestations.
Des mobilisations citoyennes “dépolitisées”
L’Algérie, le Liban et l’Irak sont des pays marqués à divers degrés par de sévères atteintes aux libertés d’expression et de la presse. La nouveauté concerne par ailleurs les diverses lois sur la cybercriminalité, aux interprétations extensives, et adoptées dans plusieurs pays arabes. D’une manière générale, les autorités ont déployé un vaste arsenal législatif pour réduire drastiquement l’espace public d’expression. ONG, défenseurs des droits humains, journalistes ou blogueurs ont fait l’objet de mesures chaque jour plus strictes.
La “taxe Whatsapp”, qui a embrasé le Liban, en est l’image. Elle est ainsi la dernière tentative d’atteinte à l’un des rares espaces de liberté encore accordés. Ainsi, dans la vie quotidienne, les modalités d’expressions politiques se sont réinventées. Pour cela, elles ont dû se débarrasser de tout message politique explicite. Le Street Art est devenu un moyen d’appropriation de l’espace public, notamment celui qui porte les stigmates de la guerre. Les stades de football constituent, de longue date, en un rare espace d’exutoire des frustrations publiques.
Pour contrer l’atonie de la vie politique, les jeunesses irakiennes, libanaises et algériennes se sont engagées dans une nouvelle forme d’activisme civique “dépolitisé”. Selon les pays, ces organisations sont venues soit compléter l’(in)action de l’État, soit s’y substituer. Ces groupes se sont éloignés des partis politiques, des clivages confessionnels et sectaires. Ils ont participé à la création, sur le temps long, d’une mobilisation pleinement citoyenne. Ainsi, ils ont contribué à l’émergence de générations citoyennes engagées, critiques des systèmes politiques classiques.
Le renouveau, sur le fond et la forme
Les premières remarques effectuées à propos du hirak (“mouvement”) algérien ont concerné le grand calme et la citoyenneté des protestataires. Au Liban, les foules ont également manifesté pacifiquement, à grand renfort d’outils de contestation parfois bien insolites. Elles ont, en outre, repris un bus, symbole fort de la guerre civile, comme objet d’union nationale. En Irak, l’unité entre des populations divisées socialement et confessionnellement est au cœur des revendications.
Le renouvellement politique constitue ainsi une exigence de fond des systèmes dénoncés tout autant qu’un principe d’action sur la forme. Ces manifestations, inédites par leur ampleur, leur durée et leur format, démontrent la grande capacité d’innovation politique et citoyenne des populations. Héritiers de libéralismes de copinage, systèmes politiques calcifiés, clivages sociaux et confessionnels, les jeunes opposent leur vaste union face à ces marqueurs de divisions sociétales.
En Algérie et au Liban, les autorités au pouvoir parient sur la lassitude des manifestants et un pourrissement de la situation. En Irak, le mouvement est sévèrement réprimé, particulièrement par les milices chiites, alors que les élites conservent une attitude attentiste. Par leur diversité tant que par leurs similarités, ces pays préfigurent une situation qui prévaut dans tout le monde arabe. L’interrogation majeure concernant l’avenir réside dans la capacité de la jeunesse à faire chuter des ordres sociaux profondément patriarcaux.