L’évasion fiscale dans l’œil du cyclone
Les révélations du Consortium International de Journalisme d’Investigation (ICIJ) sur les pratiques d’évasion fiscale de nombreuses multinationales à destination du Luxembourg, l’affaire « LuxLeaks », illustrent les stratégies mises en œuvre par de nombreuses grandes entreprises (Pepsi, Amazon, Ikea, mais aussi des grands noms de la finance tels Deutsche Bank, JP Morgan, BNP Paribas…) pour échapper à l’impôt. Ces dernières mettent pourtant en avant la légalité de ces pratiques. Mais qu’en est-il vraiment ? Quels sont les ressorts et les conséquences de l’évasion fiscale ?
Optimisation, évasion, fraude… quelles nuances ?
Selon le Conseil des prélèvements obligatoires, l’évasion fiscale est « l’ensemble des comportements du contribuable qui visent à réduire le montant des prélèvement dont il doit normalement s’acquitter. S’il a recours à des moyens légaux, l’évasion entre alors dans la catégorie de l’optimisation. À l’inverse, si elle s’appuie sur de techniques illégales ou dissimule la portée véritable de ses acteurs, l’évasion s’apparente à la fraude »
L’évasion fiscale, une pratique à la frontière de la légalité
De nombreuses multinationales pratiquent « l’optimisation fiscale » afin d’échapper à l’impôt. Le principe est d’utiliser les différentes législations fiscales nationales pour créer des montages qui seront globalement bénéfiques à l’entreprise.
Il s’agit le plus souvent d’utiliser une ou plusieurs sociétés offshore pour réaliser des opérations commerciales. La plupart des stratégies d’optimisation jouent ainsi sur la création à l’étranger de filiales pour l’affacturage, les prix de transfert, ou encore sur la création d’une holding.
Les entreprises en question justifient leurs pratiques par leur caractère légal. En effet, elles profitent surtout des législations fiscales favorables pratiquées par certains Etats, comme le Luxembourg mais aussi l’Irlande (connue pour son mécanisme dit du « double irlandais »). Au total, on recense une quarantaine de paradis fiscaux dans le monde.
Contrairement à la fraude, l’optimisation est donc légale même si d’aucuns remarquent qu’elle constitue pourtant un abus de droit, dans le mesure où elle consiste à utiliser le droit pour échapper à l’impôt. D’autant que ces stratégies reposent souvent sur des montages de plusieurs centaines de pages, ce qui pose certaines questions.
L’évasion fiscale devient fraude manifeste lorsque l’optimisation repose sur des mécanismes illégaux ou des sociétés fictives. On parle alors de « sociétés boîte-aux-lettres ».
Une pratique sévèrement critiquée
Dans les faits, l’évasion fiscale, qui permet d’augmenter le profit des grands groupes et par conséquent les dividendes, et qui répond d’une stratégie de court terme, aboutit à une paupérisation des sociétés civiles, le bien commun étant sacrifié au profit d’intérêts personnels. Faute de financement, ce sont des budgets aussi vitaux que la santé et l’éducation qui en pâtissent.
On estime qu’en France, ce sont 60 à 80 milliards d’euros qui échappent chaque année à l’impôt sur les sociétés, soit trois à quatre points de PIB. En Europe, les estimations tablent sur au moins 500 milliards d’euros. On parle également de 250 milliards de dollars qui échappent chaque années aux pays en développement, soit six fois le montant estimé nécessaire pour mettre un terme à la faim dans le monde…
Cet état de fait est d’autant plus scandaleux que ces mêmes multinationales bénéficient en parallèle des infrastructures nationales, de même que des ressources humaines formées avec l’argent public, sans pour autant en payer la contrepartie par l’impôt.
Les grands cabinets de conseil mis en cause
L’affaire Luxleaks repose en grande partie sur 28.000 pages de documents dérobés au cabinet de conseil PWC (ex PriceWaterHouseCoopers). Ces documents montrent que les grands cabinets de conseils ont un rôle important dans la mise en œuvre l’évasion fiscale. En effet, ce sont eux qui conseillent leurs clients sur les stratégies à adopter, et qui négocient avec les autorités fiscales des pays destinataires. Si, là aussi, ces cabinets plaident la légalité de leurs actions, nul doute que leur image sortira écornée de l’affaire LuxLeaks.
Vers une réponse politique ?
Si l’évasion fiscale soulève, par essence, de nombreuses questions d’éthique, elle devient d’autant moins supportable tant sur le plan moral que pratique, lorsque la situation économique est dégradée, et que les Etats peinent à équilibrer recettes et dépenses publiques. L’enjeu est donc particulièrement d’actualité.
En Europe, la question de la lutte contre la fraude fiscale s’est accentuée ces deux dernières années au vu des constats établis par de nombreux rapports. Désormais les sociétés cotées et non cotées du secteur extractif (pétrole, gaz, forêt) ont par exemple obligation de publication des paiements fiscaux. Et l’Union Européenne a déjà adopté l’obligation de transparence comptable pays par pays pour le secteur bancaire.
Autre facteur mis en cause : le secret bancaire. Lors d’un sommet des chefs d’État et de gouvernement en mai 2013, il a été décidé un échange automatique d’informations entre pays membres, une mesure à laquelle s’opposent encore le Luxembourg et l’Autriche.
Reste que dans le cas de l’affaire LuxLeaks, nombreux sont ceux qui remettent en cause l’impartialité de Jean-Claude Juncker, actuel Président de la Commission Européenne, chargée de mener enquête, puisque ce dernier était Premier Ministre du Luxembourg entre 1995 et 2013.
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