L’importance stratégique du Sri Lanka dans l’océan Indien [2/2]
Théâtre d’influence et de confrontations géostratégiques, l’océan Indien représente un espace pivot pour les échanges internationaux. Pour Alfred Thayer Mahan, officier de la marine américaine au XIXe siècle, “la puissance qui dominera l’océan Indien contrôlera l’Asie et l’avenir du monde se jouera dans ses eaux”[1]. Le troisième plus grand océan du monde est en effet au cœur des enjeux économiques et politiques. Dans ce contexte, le Sri Lanka est également devenu un centre d’attention.
Une diplomatie économique proactive
Au cœur de ces rivalités, le Sri Lanka cherche à développer un rôle régional par la diplomatie économique et par un leadership normatif. Colombo souhaite intégrer le Sri Lanka dans ce que l’ancien premier ministre Ranil Wickremesinghe a appelé le “régionalisme à plusieurs niveaux” émergeant en Asie. De longue date, le Sri Lanka a souhaité devenir un plaque tournante commerciale et maritime. Ses ambitions ont été entravées par la guerre civile contre les séparatistes Tamouls (1983-2009) et une politique économique protectionniste.
Depuis 2015, le Sri Lanka a souhaité établir des liens économiques avec le reste de l’Asie, négociant nombre d’accords commerciaux. Le pays a signé en janvier 2018 un accord de libre-échange (ALE) avec Singapour. Des ALE avec la Chine et l’ASEAN sont en cours de négociations. Le Sri Lanka négocie également avec l’Inde pour élargir l’ALE au commerce de services. En outre, Colombo est un membre fondateur de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB).
Colombo a également lancé l’idée d’un fonds de développement pour l’IORA (Indian-Ocean Rim Association). Enfin, situé au cœur du Golfe du Bengale, le Sri Lanka est membre du Bay of Bengal Initiative for Multi-Sectoral Technical and Economic Cooperation (BIMSTEC). Les pays BIMSTEC ont un PIB combiné de 3 milliards de dollars. Il préside la BIMSTEC et est désigné comme ‘Lead Shepherd’. De fait, Le Sri Lanka est aujourd’hui un leader “sous régional”.
Développer un rôle normatif pour l’amélioration des relations internationales du Sri Lanka
Pendant la guerre froide, le Sri Lanka a joué un rôle majeur dans le mouvement des non-alignés. Le pays était membre fondateur de plusieurs organisations, comme l’Association sud-asiatique pour la coopération régionale (ASACR), l’IORA ou la BIMSTEC. Si son rôle a été réduit pendant la guerre civile, le pays appartient aujourd’hui à plusieurs organisations mondiales et régionales. Cependant, ces institutions ne suffisent pas à assurer sa sécurité. Depuis la fin de la guerre civile, le Sri Lanka doit en effet faire face à des menaces sécuritaires au-delà de ses propres frontières. L’absence d’architecture de sécurité régionale laisse un océan Indien instable et conflictuel, ce qui entrave la croissance de Colombo. Ne possédant pas la puissance nécessaire pour faire valoir ses intérêts, le Sri Lanka tente alors de développer un pouvoir normatif important pour imposer un ordre régional fondé sur des règles, créant ainsi un océan Indien pacifique et stable.
Pour cela, le Sri Lanka souhaite s’imposer comme le centre de la coordination sur les menaces maritimes non-traditionnelles. La conférence Track 1.5 à Colombo en octobre 2018 a ainsi réuni tous les acteurs de l’océan Indien. Cette conférence a permis le renforcement de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Outre la liberté de navigation, cette conférence a abordé le thème de la criminalité maritime. Le Sri Lanka assume ici le rôle de coordinateur principal du groupe de travail sur la sûreté et de la sécurité maritimes de l’IORA. Le pays a par ailleurs accueilli plusieurs manifestations, comme le Forum de l’ONUDC sur la criminalité maritime dans l’océan Indien. Enfin, au-delà de la coopération régionale, Colombo joue un rôle moteur dans les autres grands piliers de l’ordre normatif international, assumant par exemple la présidence de la Convention sur les armes à sous-munitions.
Le danger chinois
Après 2005, le régime de Mahinda Rajapaksa s’est appuyé sur la Chine pour le développement des infrastructures du pays. Le gouvernement a lancé une série de projets coûteux et décriés, financés par Pékin. Le port et l’aéroport de Hambantota, la tour Lotus, l’autoroute centrale et la Centrale au charbon de Norrochcholai sont tous issus d’investissements chinois.
Le projet le plus important est le “Colombo Financial District”, ou “Port City”, pour 1,27 milliard d’euros. Cette presqu’île artificielle de près de 2,7km² actuellement en construction s’inscrit dans la stratégie du “collier de perles” chinois. Pour Pékin, l’objectif est de construire, acheter ou louer des installations portuaires (les perles) pour sa marine le long de la principale voie commerciale vers le Moyen-Orient – les nouvelles routes de la soie. Pourtant, les projets chinois sont fortement décriés pour leur démesure et leur impact environnemental. Surtout, le Sri Lanka est aujourd’hui étranglé par les prêts, dans l’incapacité de rembourser ses emprunts. En 2017, il a alors dû céder à la Chine sa souveraineté sur le port non-rentable d’Hambantota, dans le sud du pays, pour une durée de 99 ans en échange de l’effacement de sa dette.
Le changement de régime en 2018 a tenté d’équilibrer l’empreinte chinoise. Il a pour cela engagé un rapprochement avec l’Inde, les États-Unis, le Japon et des États à proximité. Le Sri Lanka a cherché à s’associer à l’Inde, au Japon et à Singapour le développement du port de Trincomalee. Par ailleurs, Colombo entretient avec la France des relations cordiales et mutuellement bénéfiques. L’Agence Française de Développement (AFD) a investi 89 millions d’euros dans la reconstruction des infrastructures endommagées par le tsunami de décembre 2004. Aujourd’hui, 55% des exportations totales du Sri Lanka vers la France concerne le domaine du textile.
Voie à suivre
Le caractère interdépendant du monde aujourd’hui offre des opportunités au Sri Lanka, qui ne peut exister comme “une nation autosuffisante”. Au sein d’un environnement régional complexe, Colombo développe une diplomatie économique proactive et un leadership normatif motivé par l’insécurité de la région.
Pour le Sri Lanka, les relations cordiales sont essentielles pour capitaliser sur cet emplacement stratégique qu’est l’océan Indien. Tout en protégeant la souveraineté et l’intégrité du pays, le Sri Lanka a compris l’importance de collaborer avec l’ensemble des pays de la région afin de diversifier ses options et de ne pas dépendre d’un seul pays. Le retour du clan Rajapaksa au pouvoir pourrait cependant faire retomber le Sri Lanka dans ses travers.
Natasha Fernando
Edité par Solène Vizier et Harini Kalansuriya
Natasha Fernando est chargée de programme au Regional Centre for Strategic Studies au Sri Lanka. Elle s’occupe des liaisons régionales pour l’Asie du Sud au partenariat mondial pour la prévention des conflits armés. Elle se spécialise en droit international.
Sources
[1] Alfred T. Mahan, “Whoever controls the Indian Ocean dominates Asia. This Ocean is the key to the seven seas. In the 21 st century the destiny of the world will be decided on its water”.