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Jihadisme “3G” : Abu Musab Al-Suri ou la clé de compréhension d’un phénomène mondial

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abu musab al suriArrêté en 2005, Mustafa Sethmariam Nasar, né en 1958, de son nom de guerre Abu Musab Al-Suri, est considéré comme le principal idéologue du jihadisme dit de “troisième génération”. Moins connu en Occident que le numéro un d’Al-Qa’ida Ayman Al-Zawahiri ou le Palestinien et fondateur du jihadisme moderne Abdullah Azzam, Abu Musab-Al-Suri n’en est pas moins l’un des personnages les plus influents dans les sphères islamistes armées et a inspiré, par ses écrits, de nombreux jihadistes.

Ambivalence et expérience : un électron libre de la jihadosphère

Abu Musab Al-Suri rentre très tôt dans le jihadisme, durant ses études d’ingénieur à Alep. Son groupe découvert, il fuira en Jordanie puis en Irak pour y recevoir une formation militaire. Son influence fera avancer le mouvement sur le plan de la guérilla urbaine, proche militairement des conceptions marxistes-révolutionnaires. N’étant pas un théologien on retrouve dans son oeuvre principalement des questions de logistique, d’idéologie et d’optimisation du recrutement. Il était aussi en opposition visible avec Ben Laden, dans de nombreuses lettres il condamne sa politique vis-à-vis des Talibans. Concernant les attentats du 11 septembre, on lit chez lui un habituel scepticisme ; en effet, il reconnaît l’intelligence de l’acte dans sa capacité à focaliser toutes les attentions sur un seul ennemi et non plus sur une multitude de problématiques et d’affrontements à de micro-échelles, mais regrette l’intervention américaine et la chute de l’état islamique Taliban d’Afghanistan dirigé par le mollah Omar ; il voit en cela une erreur de Ben Laden. C’est donc un personnage aux contours flous, qui n’hésitait pas à faire appel aux médias occidentaux pour soigner sa stratégie de communication, tout en vomissant leurs pays et sociétés. Il saisira même un tribunal occidental pour porter plainte contre un journal qui le taxait de terrorisme. Sa figure d’électron libre se retrouve surtout dans sa doctrine, essentielle au mouvement jihadiste et fondatrice de la terreur actuelle.

Doctrine et perspectives stratégiques : le renouveau jihadiste des années 2000.

Les années 1970 – 1980 étaient caractérisées par l’influence des penseurs comme Qotb en Egypte ou Mawdoudi au Pakistan, qui donnèrent au jihadisme une profondeur théologico-intellectuelle. Puis sur le terrain de la lutte armée par tout d’abord la prise de la Mecque en 1979 – catalyseur du jihadisme moderne – avec à sa tête Juhayman ibn Muhammad ibn Sayf al-Otaibi, puis la guerre contre les soviétiques en Afghanistan – le jihad financé par les services secrets saoudiens et étasuniens – avec comme seigneur de guerre le palestinien Abdullah Azzam.

Ben Laden qui était son disciple mit en place, épaulé par l’Egyptien Ayman al-Zawahiri et le pakistanais Khalid Cheik Mohammed, le jihadisme dit de “deuxieme génération”. Il internationalisa la lutte avec des extensions d’Al Qaida partout dans le monde (AQMI, Jabat Al Nusra, AQPA…) et globalisa le processus en appelant les musulmans du monde entier au jihad. Le point d’orgue de cette stratégie se situe aux attentats du 11 Septembre 2001, où un groupe terroriste de quelques dizaines de personnes a fait vaciller l’Etat le plus puissant du monde. C’est là que rentre en scène Abu Musab Al-Suri ; proche de Ben Laden il a activement participé à la mise en place de l’attentat et, comme nous l’avons vu plus haut, il connait quelques divergences sur le fond comme sur la forme avec ce dernier.

Sur la forme, Al-Suri regrette que les exécutants soient des saoudiens ; pour lui, l’attentat aurait eu un bien plus grand impact s’ils avaient été citoyens ou natifs du pays frappé. C’est une des idées qu’il commença à répandre dans le milieu jihadiste à partir des années 1990, notamment en 1991 dans un séminaire à Peshawar. Il va radicalement s’opposer à la conception traditionnelle de l’organisation jihadiste : les tanzim – organisation pyramidale ou hiérarchique du mouvement jihadiste – pour privilégier la «nizam, la tanzim» («système, pas d’organisation») – appelé aussi jihadisme réticulaire – à partir de son ouvrage d’environ 900 pages Al-Tajruba (ou Révolution Islamique Jihadiste en Syrie) publié en 1991 qui constitue une sorte de prologue de l’Appel à la résistance islamique globale.

L’imposant manifeste de 1500 pages, véritable mine idéologique pour terroriste islamiste, sera donc l’armature du jihadisme troisième génération. Il y aborde le concept de décentralisation (nizam, la tanzim). Il lancera l’idée selon laquelle il serait plus efficace d’utiliser des jeunes issus de l’immigration et vivant dans des états d’Europe (il est trop difficile de s’implanter durablement aux Etats-Unis), déracinés et en perte de repères ; l’Islam sera alors un vecteur d’intégration pour une jeunesse qui n’est pas acceptée dans le pays où elle est née. De plus, faire frapper ces personnes sur leur territoire produira une réaction bien plus forte et personnelle de la société civile, la menant à une auto-aliénation. La suspicion et la peur montantes, les actes anti-musulmans augmenteront et ces derniers rejoindront tout naturellement la Oumma (communauté des croyants) au sham (terre d’islam).

L’analyse de ce personnage est fondamentale dans la compréhension, clinique et objective, des phénomènes qui bousculent actuellement notre conception du terrorisme et de la guerre. Sa stratégie a été payante à partir de la mort de Ben Laden et annonce une nouvelle génération de jihadistes, plus libres et autonomes. Face aux intellectuels se situe aussi la bataille des idées, qu’il est nécessaire de gagner pour vaincre l’horreur et la peur ; pour combattre l’ennemi il faut le comprendre, et pour le comprendre, le lire, decortiquer et rendre lisible son propos est indispensable. L’Etat Islamique repose aussi sur un de ses concepts, le “territoire libéré », sorte de laboratoire islamiste. Ainsi, la compréhension des enjeux sur lesquels reposent la lutte qui est aujourd’hui engagée contre un état auto-proclamé et un système de terreur à l’échelle mondiale passent par l’analyse des propos de Al-Suri et de l’influence qu’il a exercé sur le monde jihadiste ces dix dernières années.

Pour aller plus loin :
http://www.terrorisme.net/2008/07/25/abu-musab-al-suri-architecte-du-jihad-global-entretien-avec-brynjar-lia/ (FR)
http://www.lawandsecurity.org/Portals/0/Documents/AbuMusabalSuriArchitectoftheNewAlQaeda.pdf (ENG)
http://www.thenational.ae/thenationalconversation/comment/a-jihadist-blueprint-for-hearts-and-minds-is-gaining-traction-in-syria (ENG)
https://www.youtube.com/watch?v=zaoFizNthB8 (FR)

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