La Chine Bleue dans l’Asie post-américaine – Hugo Decis
Dans le cadre d’un partenariat bilatéral, Les Yeux du Monde publient à intervalles réguliers des articles rédigés par Mercoeur, une association fondée en 2017 autour de la volonté de proposer des analyses et articles traitant d’enjeux sécuritaires internationaux.
Si des tropismes nationaux et européens nous poussent avant tout à observer la permanence des tensions au Levant et dans le golfe Persique, une autre région du monde n’échappe pas à la hausse des dépenses militaires, sur fond de rivalités territoriales et d’émergence de puissances nouvelles. En Orient, et plus précisément en Asie du Nord-Est, la montée en puissance de l’acteur chinois, l’antagonisme toujours bien réel qui oppose Pékin à ses voisins japonais et indiens et la présence américaine en Corée du Sud structurent un espace propice aux affrontements stratégiques. Les tensions qui règnent dans les mers de Chine, au sein de la péninsule coréenne et, au-delà, dans le Pacifique, ne sont pas nouvelles. Les récentes performances économiques, industrielles et militaires chinoises inquiètent les capitales de cette Asie américaine, certes unies bon gré mal gré sous la bannière étoilée, mais porteuses d’ambitions différentes et parfois même concurrentes. La Chine, décidée à conquérir un rang qu’elle estime lui revenir de droit, achève désormais sa mue : autrefois puissance alternative entretenant une armée de terre aux effectifs conséquents mais aux matériels obsolètes, elle est désormais une puissance classique, industrialisée et exportatrice, décidée à défendre ses intérêts, où qu’ils se trouvent. L’évidence semble s’être imposée à Pékin depuis plusieurs années déjà : « La Chine ne laissera […] pas passer sa chance une seconde fois »[1] ; elle sait, désormais, que son avenir se décidera sur les mers.
L’Émergence Naturelle d’une Chine Bleue
L’intérêt que porte la Chine à ses frontières bleues n’est pas inédit. Traditionnellement, la stratégie chinoise en la matière reposait sur des logiques d’interdiction – on parle aujourd’hui de stratégie de déni d’accès, ou anti-access/area denial (AA/AD) – propres aux forces armées inscrivant leur lutte dans une dynamique du faible au fort. Dans un espace maritime à la structure très spécifique, où les eaux sont relativement peu profondes et les goulots d’étranglement nombreux, une stratégie navale fondée sur le contrôle de ces points d’accès suffisait, non pas à asseoir la domination chinoise, mais bien à rendre une hypothétique opération menée du Pacifique vers la Chine trop coûteuse pour les armées américaines et alliées. Cette stratégie reposait alors, comme le soulignait encore récemment Sam Roggeveen du journal Foreign Policy, sur l’acquisition de nombreux sous-marins, la production d’aéronefs dont le rôle premier aurait été de réaliser des frappes air-mer et enfin le développement de missiles présentés comme autant d’authentiques carrier killer, ou tueurs de porte-avions.[2]
La Chine, forte de ses performances économiques, semble désormais épouser une stratégie de montée en puissance progressive, de ses propres eaux territoriales vers la domination navale locale et régionale. Ces ambitions sont à la fois la cause et la conséquence de l’essor économique de Pékin, puisqu’il s’agit tout à la fois de s’autoriser des dépenses autrefois difficilement soutenables, mais aussi de sanctuariser les intérêts chinois à l’étranger, en Afrique et dans le golfe Persique, notamment en s’assurant un rôle plus important dans le contrôle et la protection des voies de communication maritimes, ou sea lines of communication (SLOC) aux ramifications indiennes, méditerranéennes, atlantiques et pacifiques. La montée en puissance de la Chine correspond ainsi trait pour trait à la dynamique synthétisée par le chercheur Laurent Amelot : « la croissance économique des États se traduit traditionnellement par le développement progressif de leur commerce extérieur, facteur d’extension de leurs intérêts économiques et stratégiques sur la scène internationale qui requièrent des instruments maritimes pour les pérenniser, les promouvoir et les étendre ainsi que des outils navals pour les protéger. »[3]
De ce point de vue, l’émergence d’une Chine Bleue paraît tout à fait naturel : Pékin, puissance exportatrice de biens et importatrice d’énergie, n’ignore pas que sa puissance repose avant tout sur la vitalité des échanges commerciaux qui la lient au monde. Elle n’ignore pas combien, par le passé, le contrôle de ces SLOC s’est révélé décisif, les conflits mondiaux ayant été en partie remportés sur les océans, dans l’Atlantique et le Pacifique. Normalisée, la puissance chinoise s’exporte en Afrique de l’Est[4] et de l’Ouest, mais aussi en Méditerranée[5], sans qu’il lui soit désormais possible d’ignorer les troubles réels qui structurent ces espaces, des pirateries africaines aux rivalités opposant, au sein de la Mare Nostrum, les flottes occidentales, turques et russes. Elle ne peut, dans ces conditions, renoncer à se doter d’un outil naval performant articulé autour de navires résilients, disposant de bases modernes, d’équipages bien entraînés et surtout, d’une doctrine claire reconnaissant l’existence d’intérêts chinois en dehors des seuls environs immédiats de la Chine.
Les Outils de la Puissance Navale Chinoise
Les outils principaux dont dispose aujourd’hui la République Populaire de Chine sont nombreux et découlent d’une volonté politique clairement énoncée dans le sixième Livre Blanc édité en février 2009. Depuis, « la marine chinoise (Zhōngguó Rénmín Jiěfàngjūn Hǎijūn) est de loin la marine à la croissance la plus dynamique de la région […] La Chine est désormais capable de produire des navires moderne à un rythme très intense et acquière des capacités nouvelles – et notamment amphibies – en prenant part à des opérations internationales contre la piraterie. »[6] En 2016, la Chine possédait déjà la seconde marine la plus importante au monde, près de quarante ans après l’émergence du Mahan chinois, l’amiral Liu Huaying, « architecte de cette révolution stratégique et père de la marine chinoise moderne […] chef de la People Liberation Army Navy (1982-1988) et vice-président de la Commission militaire centrale (1989-1997) »[7]
Il manquait aux flottes chinoises un outil primordial encore récemment : le porte-avions. En effet, et alors que la marine chinoise peut se vanter de disposer de navires modernes bien pourvus en armements, à l’image des destroyers « Luyang III/Kunming » Type 052D et « Renhai » 055 ou encore des navires amphibies « Yuzhao » Type 072, elle ne dispose à l’heure actuelle que d’un seul porte-avions de classe Amiral Kouznetsov construit à l’origine pour la marine soviétique, doté d’une groupe aérien embarqué (GAE) raisonnable mais au potentiel opérationnel limité. Le Liaoning est en effet un STOBAR – Short Take-Off But Arrested Recovery – et les modalités de décollage propres à cette configuration imposent un emport en carburant et en armement plus limité que sur les porte-avions français et américains de type CATOBAR – Catapult Assisted Take-Off Barrier Arrested Recovery.
La Chine prévoit aujourd’hui de se doter de nouveaux porte-avions inspirés du Liaoning mais de construction indigène, au tonnage plus conséquent et capables d’embarquer des chasseurs Shenyang J-15 par ailleurs développés à partir de l’étude des Soukhoï Su-33 russes. Sans rivaliser avec ses homologues américains de classe Nimitz et Gerard R. Ford, le futur T-001A représentera un vrai bond en avant pour la marine chinoise et ses équipages qui tireront de ce navire une expérience opérationnelle sur laquelle pourra à l’avenir reposer l’émergence d’une aéronavale chinoise plus conséquente. Cette première expérience « indigène » est donc observée avec beaucoup d’attention par les états-majors occidentaux, mais aussi japonais et russes.
Rééquilibrage désiré, menaces ressenties
Ce que la République Populaire de Chine présente in fine comme une convergence naturelle entre sa puissance économique et sa puissance militaire à l’ère de l’internationalisation des intérêts stratégiques est pourtant ressentie, au Japon, aux Philippines, en Malaisie, à Taïwan, au Vietnam et surtout aux Etats-Unis, comme l’émergence d’une menace à la fois nouvelle et bien réelle. Dans le cas des pays voisins et riverains des mers de Chine, ce sentiment s’appuie sur les revendications territoriales des uns et des autres, notamment autour de quatre aires spécifiques : les îles Paracels (revendiquées par la Chine et le Vietnam), les îles Spratleys (revendiquées par la Chine, le Vietnam, les Philippines et la Malaisie), l’île de Formose (considérée comme partie intégrante de la république par la Chine mais, dans les faits, indépendante), et enfin les îles Senkaku (revendiquées par la Chine et le Japon). Les tensions en mers de Chine sont donc très importantes et donnent régulièrement lieux à des incidents plus ou moins importants impliquant, plus que des moyens militaires, les garde-côtes des pays concernés : les observateurs qualifient aujourd’hui cette succession de crises ponctuelles de « Guerre des Bateaux Blancs »[8] mais n’excluent pas la possibilité d’une escalade soudaine des tensions.
Pour manifester l’intérêt qu’ils portent à ces territoires contestés, les États riverains consentent aujourd’hui des dépenses importantes qui s’articulent autour de trois dimensions distinctes : les sous-marins, les moyens aéronavals et enfin la constitution d’unités militaires dédiées à la conduite d’opérations amphibies. Dans cette course à l’armement naval se distinguent aujourd’hui trois puissances majeures :
- la Chine, dont nous affirmions plus tôt le désir de se doter de nouveaux porte-avions ;
- le Japon, qui dispose de porte-hélicoptères modernes et lourdement armés, les Izumo (2 unités) et Hyūga (2 unités) ;
- les États-Unis, qui possèdent aujourd’hui vingt porte-avions lourds.
La prolifération de ces navires plus ou moins imposants, par ricochet, entraîne par ailleurs la croissance des intérêts accordés à la missilerie antiaérienne mais surtout anti-navire : les missiles de demain seront plus nombreux, plus rapides et plus puissants.
Cette course à l’armement naval, pour le moment limitée mais bien réelle, peut être soutenue par la Chine, le Japon, la Corée du Sud et dans une moindre mesure par Taïwan, à la différence notable que la République de Chine cherche avant tout à sacraliser son territoire et non à asseoir ses prétentions en mers de Chine. Cette course est par ailleurs consentie par les États-Unis qui, à travers leur pivot vers l’Asie, illustrent leur volonté de ne pas se retirer du théâtre asiatique et de sanctionner, en somme, l’extinction de cette Asie américaine établie par le fer au lendemain du second conflit mondial, aux termes d’une épopée militaire pacifique menée d’îles en îles. Mais les Chinois ambitionnent-ils seulement de faire concurrence aux américains ? Rien n’est moins sûr. Il est toutefois certain que, alors que les performances économiques de Pékin dessinent l’accès prochain de la Chine au rang de première puissance économique mondiale, les Chinois visent plus à préparer ce triomphe qu’à l’assurer par la force[9], à travers un conflit préjudiciable à la majorité des économies mondiales. Il est donc important, lorsque l’on étudie l’émergence de cette Chine Bleue, de distinguer les intentions chinoises – réelles, présentées ou supposées – et le ressenti des pays riverains et/ou concernés.
Il est peu probable qu’à l’heure de son apothéose sur la scène économique mondiale, la Chine prenne le risque de déclencher un conflit ouvert avec une puissance navale rivale alors même qu’un conflit asiatique aurait des conséquences inimaginables sur l’économie régionale et mondiale. La Chine n’ignore par que son succès s’est construit sur un équilibre précaire et sur un contrat social tacite unissant une population laborieuse[10] et une élite acquise à la promesse d’un avenir meilleur fondé sur le progrès économique. Elle sait combien ses dettes se sont creusées[11], combien les inégalités restent importantes en Chine et combien la transition environnementale est nécessaire dans un pays profondément marqué par les externalités négatives de la production industrielle et énergétique. Pourrait-elle, dans un tel contexte, se résoudre à provoquer une guerre d’agression fondée sur la recherche d’une suprématie régionale déjà acquise d’un point de vue économique et en cours d’acquisition d’un point de vue militaire ?
La Chine Bleue dans l’Asie post-américaine
S’il est donc possible d’exclure a priori la volonté chinoise d’acquérir la suprématie asiatique par la force, il est au contraire tout à fait raisonnable de reconnaître l’existence d’une ambition asiatique pour la Chine, à mi-chemin entre le rétablissement de la Chine dans son rôle légitime – du point de vue de l’élite chinoise – et la mise en branle d’une Asie post-américaine, aux intérêts et objectifs communs. Plus que la liberté des peuples asiatiques, l’essor d’une Chine Bleue dotée de moyens aériens et navals conséquents représente avant tout un défi et une menace pour l’Amérique et ses intérêts en Asie, ce dont les décideurs américains sont par ailleurs bien conscients.[12] Plus qu’un coup d’état visant à instaurer un régime nouveau capable de bouleverser l’actuel ordre international, la Chine semble ainsi préparer une succession, ce que les États-Unis, prince d’Asie depuis 1945, ne sont pas capable de tolérer.[13]
Plutôt que de prévoir un affrontement titanesque entre deux puissances majeures et leurs alliés pour régner sur un continent asiatique dévoré par les cendres, la raison pousse à discerner, dans l’avenir proche, une lutte diplomatique, politique et culturelle pour exercer le leadership asiatique. Les États-Unis, actuels garants de l’ordre asiatique, se reposent sur une présence militaire par ailleurs critiquée en Corée du Sud comme au Japon ; ils assurent la survie d’un système fondée sur la liberté de navigation, la croissance des échanges commerciaux, le respect du droit international et la surveillance d’une Corée du Nord sur-militarisée. Pourtant, cette présence est coûteuse et l’Amérique, à la différence de la Chine, se bat ailleurs : elle est la maîtresse de l’océan Atlantique, garantie l’indépendance des États Est-européens face à la menace – réelle ou supposée – russe et enfin, est un acteur de poids au Levant et au Moyen-Orient, à travers ses alliances avec l’État d’Israël et les pétromonarchies. L’Asie, pour l’Amérique, n’est qu’un théâtre de plus, tout aussi stratégique qu’il soit.
La Chine, pour sa part, se représente l’Asie à la fois comme un voisinage immédiat et comme une arrière-cour : un espace où sa puissance et son influence devraient s’exercer, et où la puissance économique, militaire et démographique devraient lui assurer une légitimité incontestable. Structurée par l’émergence d’une Chine post-communiste aux méthodes sommes toutes normalisées, désireuse d’unir sous sa bannière les États locaux, l’Asie post-américaine ne sous-entend pas seulement le départ consenti des États-Unis. Au contraire, des antagonismes conséquents restent à dépasser : ils divisent encore aujourd’hui les deux Corées, mais aussi la Chine et le Japon, la Chine et le Vietnam et la Chine et l’Inde. La Chine bleue, dès lors, ne pourra occuper à l’avenir qu’une place ambiguë : détentrice d’un pouvoir économique et militaire hors du commun, elle sera à la fois juge et partie des derniers conflits asiatiques empêchant la naissance d’une nouvelle Grande Asie.
Article proposé par Hugo Decis, analyste en Relations Internationales.
[1] Dumontet, Alain. « La Marine chinoise », Outre-Terre, vol. 25-26, no. 2, 2010, pp. 183-186.
[2] S. Roggeveen – « China’s New Aircraft Carrier Is Already Obsolete », Foreign Policy, 25.04.2018, consulté le 04.05.2018
[3] Amelot, Laurent. « Le dilemme de Malacca », Outre-Terre, vol. 25-26, no. 2, 2010, pp. 249-271.
[4] S. Le Belzic – « Djibouti, l’avant-poste militaire de la Chine en Afrique », Le Monde, 17.07.2017, consulté le 04.05.2018
[5] « La Chine en Méditerranée : une présence émergente », Institut Français des Relations Internationales, 01.02.2017, consulté le 04.05.2018
[6] H. Decis – « La Royale à l’heure de la renaissance navale asiatique », Les Yeux du Monde, 01.02.2018, consulté le 04.05.2018
[7] J. Lacroix-Leclair – « Stratégie maritime chinoise : quelle dynamique ? » – Diploweb, 30.09.2012, consulté le 04.05.2018
[8] Asia Focus #47 – « Les défis sécuritaires en Mer de Chine Méridionale », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, 01.10.2017, consulté le 04.05.2018
[9] S. Roggeveen – « China’s New Aircraft Carrier Is Already Obsolete », Foreign Policy, 25.04.2018, consulté le 04.05.2018
[10] E. de la Vulpillières – « Le miracle économique chinois aurait été impossible sans les travailleurs des sous-sols », Le Figaro, 30.06.16, consulté le 04.05.2018
[11] S. Leplâtre – « L’envolée de la dette chinoise inquiète le FMI », Le Monde, 16.08.17, consulté le 04.05.2018
[12] « Je pense qu’il est important de faire des prévisions pour la guerre et de préparer des ressources lorsque nous essayons de prévenir un conflit. En fin de compte, il est important de pouvoir poursuivre une guerre, faute de quoi vous ne serez qu’un tigre de papier. J’espère que nous n’arriverons pas au stade du conflit mais nous devons être prêts face à une telle éventualité », a encore estimé le chef de l’US PACOM. »
Lagneau – « Un amiral américain estime que la puissance militaire chinoise pourrait bientôt égaler celle des États-Unis », Opex360, 16.02.18, consulté le 06.05.2018
[13] « So here’s an alternative explanation: China’s carrier-centred navy is not designed so much to challenge U.S. maritime supremacy as to inherit it. China may be betting that the United States won’t need to be pushed out of Asia, at least not by a frontal challenge to its naval power. Rather, the United States will slowly withdraw of its own accord because the cost of maintaining that leadership is rising so dramatically. »
Roggeveen – « China’s New Aircraft Carrier Is Already Obsolete », Foreign Policy, 25.04.2018, consulté le 04.05.2018