L’Eau, enjeu mondial : géopolitique du partage de l’eau – Frédéric Lasserre – Fiche de lecture
Le Serpent à Plumes, 2003, 240 pages.
AUTEUR : Frédéric Lasserre
Né en 1967 à Montréal, Docteur en géographie, Frédéric Lasserre est professeur à l’Université Laval dans la ville de Québec. Il travaille sur les questions de géopolitique de l’eau, de frontières et de recomposition politique en Asie centrale, et sur les impacts des changements climatiques dans l’Arctique.
OBJET :
Ce livre est une étude du rôle géopolitique de l’eau en tant que source éventuelle de conflits, une réflexion sur la gestion de l’eau et sur l’influence du changement climatique sur les ressources en eau.
THESE :
« Le XXI° siècle sera-t-il pour autant le siècle des conflits de l’eau ? Autant il paraît naïvement optimiste de déduire de leur absence passée l’absence future de ces guerres de l’eau, autant il serait exagéré de céder au catastrophisme ».
RESUME :
I- L’irrigation comme cause majeure de la rareté de l’eau
Lasserre indique « qu’à l’échelle mondiale, l’agriculture est responsable de près de 70% de la consommation en eau ». En outre, l’accroissement de la population sera encore de plus de deux milliards de personnes d’ici 2050. La croissance démographique induisant celle des besoins alimentaires, on peut dès lors estimer que le secteur agricole a donc une place majeure sur la pression exercée sur les réserves hydriques. C’est notamment l’irrigation qui est à l’origine d’une telle dépense en eau. Produire plus sans réquisitionner davantage d’eau semble donc être impossible, d’autant que les techniques modernes, telles que le goutte-à-goutte, restent chères et inaccessibles dans bien des Etats. En outre, une augmentation des surfaces agricoles utiles semble difficile, alors même que la qualité des terres arables se détériore de façon générale et que supprimer des cultures trop gourmandes en eau pose des problèmes sociaux et politiques. Enfin, certaines logiques ne sont pas directement liées à l’alimentation comme les programmes des « Terres vierges » en URSS en 1954 ou le mythe de la domestication de l’Ouest aux Etats-Unis, grands consommateurs de ressources.
II- Des guerres de l’eau à venir ?
« Nous ne sommes pas à la veille de conflits mondiaux pour l’eau, et la perspective de guerres déclenchées pour le contrôle de la ressource n’est encore qu’hypothétique. En revanche, on l’a vu, on ne peut pas balayer du revers de la main la possibilité de tout conflit attisé par une crise de l’eau ». L’eau pourrait, dans le futur, devenir l’enjeu de certains conflits : dans la plupart des cas, les tensions entre Etats proviennent de l’accaparement par l’un d’eux des ressources d’un fleuve en amont de ses voisins. Ainsi, l’Ethiopie, qui prévoit la construction de 36 barrages sur le Nil bleu, s’oppose à l’Egypte qui souhaite ne pas voir de modification du débit du Nil. Selon Lasserre, la multiplication de ces différends infirme la théorie du « au cours d’une longue période, il n’y a pas eu de guerres de l’eau, donc il n’y en aura pas ». Par ailleurs, l’intérêt porté à cette ressource dans le cadre de certains conflits passés, comme lors de la Guerre des Six-Jours, montre que l’eau a déjà été l’objet de certaines préoccupations. Enfin, ces tensions sont généralement internes et exigent des choix politiques difficiles afin d’être jugulées, d’autant plus que les Etats ne réagissent pas forcément en acteurs rationnels.
III- La faiblesse du droit international
Diverses théories s’opposent quant au droit que possède un Etat sur ses ressources en eau. Ainsi, Lasserre indique que « le droit international n’est pas d’un grand recours. Il est encore, en ce qui concerne les mécanismes et les principes de négociation sur les eaux de surface (lacs et rivières), flou et peu homogène. Quant au droit portant sur les aquifères, il est encore embryonnaire ». Dès lors, un Etat peut invoquer tel ou tel doctrine pour peu qu’elle lui soit favorable. Dès 1895, les Etats-Unis se sont appuyés sur le principe de « souveraineté territoriale absolue » pour dériver le cours du Colorado, imposée au Mexique qui protestait au nom de la doctrine de « l’intégrité territoriale absolue ». En 1959, c’est pourtant cette dernière doctrine qu’ont invoqué les Etats-Unis au cours d’une dispute avec le Canada concernant le fleuve Columbia. Après vingt-sept ans de travaux fut rédigée la Convention sur les utilisations des cours d’eau, votée en 1997 à l’Assemblée générale des Nations Unies. Mais ce texte, flou et ambigu, reste aujourd’hui marginal, d’autant que la Turquie et la Chine ont voté contre le projet : ce sont surtout les coopérations bilatérales et multilatérales qui tentent de régir les droits de chaque Etat sur tel ou tel cours d’eau.
IV- Y’a-t-il des réponses au problème du manque d’eau ?
Selon Lasserre, il est possible à la fois d’augmenter l’offre tout en freinant la demande en eau. « En réalité, de très nombreuses voies […] permettent de mieux gérer l’eau, d’aborder la question de la quantité disponible tant sous l’angle de l’accroissement de l’offre que sous celui de la gestion de la demande ». Afin d’enrayer les gaspillages, il s’agirait de recycler l’eau utilisée par les ménages, d’inciter les industriels à consommer moins, et de responsabiliser chaque individu pour réduire les dépenses inutiles au quotidien. Les usines de dessalement pourraient augmenter les disponibilités en eau dans les régions littorales, des aquatiers (c’est-à-dire des navires de transport d’eau) peuvent également fournir de l’eau ponctuellement. De plus, la sous-traitance de la maintenance (coûteuse) des réseaux de distributions municipaux au privé doit être réglementée par l’Etat afin d’éviter des abus. L’eau, ressource nécessaire à la vie, tend dès lors à devenir une marchandise : introduire sa tarification est alors susceptible de faire prendre conscience à chacun de son importance.
V- Une pression et des intérêts croissants à cause du changement climatique ?
Les modifications climatiques actuelles et l’assèchement de certaines régions vont probablement accroître les tensions entre les Etats. En effet, « les changements climatiques régionaux peuvent durablement modifier les régimes de ruissellement. De fait, ils sont à même d’intensifier les tensions existantes en matière de partage de l’eau ».
Les conflits à propos de l’eau se multiplient, annonçant bien une ère où l’eau sera un enjeu (géo)politique majeur. Une législation mondiale balbutiante tente de mettre les choses en ordre avec un certain potentiel. Néanmoins, la résolution de ces problèmes passe plus par une meilleure gestion des ressources disponibles que par un accroissement de celles-ci. Les « guerres de l’eau » sont donc principalement une bataille d’idée et de modèles.
ANALYSE :
Lasserre analyse, avec beaucoup de précautions, l’implication de l’eau dans le déclenchement de conflits armés récents (comme la guerre des Six-Jours) en précisant bien qu’elle n’en est pas le seul déclencheur, mais qu’elle y contribue fortement. Une position plus tranchée aurait été souhaitable pour répondre clairement à la problématique : Y a-t-il guerre de l’eau ? Certes, des enjeux politiques et économiques sont aussi présents, mais ne proviennent-ils pas de la disponibilité de cette ressource ? En ce sens le conflit est bien exclusivement une guerre de l’eau.
Certains points de l’exposé n’abordent que la question des conflits occultant d’autres aspects : ainsi dans le domaine du droit, la situation de l’Union Européenne représente un espace singulier qu’on aurait pu souligner. De plus si les nouvelles techniques d’agriculture sont actuellement coûteuses, les aides au développement, à l’agriculture locale et la baisse du prix de ces techniques devraient permettre de démocratiser ces procédés.