L’intelligence économique américaine (2/2)
Dans un article précédent, nous avons présenté l’intelligence économique américaine sous le spectre de politiques publiques offensives. En plus de cet outil efficace, le cœur de la puissance américaine en la matière réside cependant dans le pouvoir normatif (notamment à travers le droit et diverses institutions) qu’elle parvient a imposer à l’échelle mondiale.
L’exemple d’Alstom, condamnée fin 2014 à payer près de 800 millions de dollars d’amende à la justice américaine pour avoir enfreint la législation anti-corruption américaine, offre un premier exemple de la puissance de l’extra-territorialité du droit américain. Les Etats-Unis ont été à la tête du mouvement de légifération anti-corruption, via la mise en place de mesures très strictes et très larges : est sous le coup de la justice américaine pour affaire de corruption toute entreprise cotée aux Etats-Unis, qui a utilisé le dollar dans le faits incriminés, ou dont les mails ont transité par un serveur basé aux USA.
En plus de ce vaste cadre, de telles mesures acquièrent rapidement une dimension systémique tant l’influence américaine s’étend aux divers secteurs de l’économie mondiale. Ainsi la Banque mondiale – institution de Bretton Woods dont le président est américain – qui dans ses attributions de contrat exclut désormais toutes les entreprises soupçonnées de corruption. Plus largement, ces mesures inhibent nombre de grandes multinationales américaines : vu que toute intermédiation expose à une mauvaise conduite de cet intermédiaire, et donc que toute intermédiation est source de potentielle exposition, les entreprises, en premier lieu américaines, tendent à ne plus travailler qu’avec des entreprises suivant les mêmes politiques de conformité qu’elles (General Electric par exemple).
Les Américains profitent ainsi de la taille critique de leur marché et de leurs entreprises pour élaborer un puissant système normatif, très contraignant pour les groupes étrangers moins intimes avec l’administration américaine et ne disposant pas de la taille nécessaire : Siemens a dépensé depuis ses ennuis avec la justice américaine plus d’1 milliards de dollars dans sa politique de conformité, et 190 personnes s’en occupent à plein-temps chez Airbus. De fait, la conformité est devenue une dimension à part entière de compétitivité, finalement assimilable à un type de barrière non-tarifaire. Allant plus loin, d’aucuns n’ont d’ailleurs pas manqué de faire remarquer la convergence de l’amende à Alstom avec le rachat par GE d’Alstom, soulevant le spectre d’une fragilisation par la justice pour faciliter les stratégies des acteurs américains.
Arbitres autant que joueurs
Le rôle d’architecte de l’économie mondiale – et la position de force inhérente – s’est aussi donné à voir dans le rôle stabilisateur joué par la FED au moment de la crise économique. Véritable banque centrale mondiale, elle a élaboré un dispositif visant à soutenir la demande par l’octroi de crédits ou de facilités de crédits pour stabiliser l’économie mondiale :
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Mise en place d’accords de swap avec 14 banques centrales étrangères afin de parer à un éventuel manque de dollars de leur part.
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Mise en place avec les autres banques centrales d’un dispositif temporaire d’adjudication destiné à accorder des aides et prêts en urgence à des établissements bancaires et financiers en difficulté (Term Auction Facility, TAF).
Or, à l’occasion d’une enquête parlementaire postérieure, il s’est avéré que le majorité des fonds débloqués dans ce cadre l’avaient été au profit d’établissements étrangers : étaient ainsi concernés 65% des 474 milliards de dollars du TAF, dont 17% pour des établissements du RU, 16% pour Allemagne, 8% pour le Japon, 7% pour la France. Paradoxales à première vue, ces mesures répondent pourtant de la logique de préservation des intérêts américains: si le système financier s’effondre, ce n’est pas un système neutre qui s’effondre, c’est le système tel que les Etats-Unis ont grandement contribué à le forger et à l’orienter qui s’effondre.
Des constats qui soulignent les lacunes des autres droits, celui français dans le cas d’Alstom, incapables de gérer et préempter ce type d’affaires, laissant ainsi un boulevard au droit économique américain. Il existe un marché du droit, un marché normatif qui définit les règles du libre-échangisme mondialisé. Dans la bataille de l’intelligence économique, la particularité américaine dépasse donc la simple efficacité de leurs politiques publiques : les Etats-Unis sont, par les institutions de Bretton Woods, par l’attractivité de leur marché, par leur législation et par l’utilisation mondiale du dollar, autant acteurs que concepteurs, joueurs qu’arbitres.