Chronique du Proche Orient #2 : A quoi joue donc Erdogan ?
Chronique du Proche Orient #2 : A quoi joue donc Erdogan ?
La Turquie est l’un des trois grands états du Proche-Orient avec l’Iran et l’Arabie Saoudite. Forte de 78 millions d’habitants, d’une armée puissante et d’un positionnement stratégique (à cheval sur l’Asie et l’Europe), la Turquie a su s’imposer diplomatiquement (gestion de la crise des réfugiés), industriellement (automobile, minière, GNL…) et militairement comme un allié incontournable de la région. Elle fait aussi office de tampon entre la Syrie et les pays Européens ce qui oblige ces derniers à conserver de bonne relation avec la Turquie.
Depuis le 15 juillet et le coup d’état avorté, la situation a cependant grandement changé et le virage sécuritaire du régime déjà autoritaire ne présage rien de bon pour les opposants. Un Erdogan tout puissant semble apparaître derrière la patiente construction d’une figure héroïque de père de la nation turque à la mode islamiste. Nous verrons donc dans cette seconde chronique les différents enjeux stratégiques ainsi que les pistes et hypothèses qui peuvent émerger d’une situation régionale extrêmement confuse, en concentrant notre analyse autour de la Turquie.
2016, une année charnière pour la Turquie.
La Turquie est depuis la fin de la seconde guerre mondiale un allié solide des Etats-Unis et plus largement du monde occidental. La guerre en Syrie, comme évoqué précédemment, a donné un caractère nécessaire à cet espace stratégique. Ahmet Davutolgu, théoricien et artisan de la diplomatie Turque durant la dernière décennie avait élaboré un modèle qu’on pourrait communément appeler “zéro problème avec les voisins”. La crise syrienne ayant largement modifié l’équilibre régional, ajoutez à cela la démission de M. Davutolgu, et la République d’Atatürk connait une crise majeure. Aujourd’hui, et malgré des tentatives de rapprochement, l’Egypte d’Abdel Fattah al-Sissi fait planer un climat de tensions entre les deux pays. Depuis 2011, le pays de Midnight Express s’est aussi éloigné de la Syrie de Bachar et de l’Irak ; en cause une attitude trouble et des alliances opaques, tantôt conciliante avec les islamistes, tantôt proche de la coalition internationale, ses positionnements sont souvent illisibles.
Cette année sonne donc le glas de bouleversements majeurs, qui font tendre les alliances turques du Levant vers le Proche-Orient : un rapprochement commercial et diplomatique avec le royaume saoudien et militaire avec le Qatar. Cette alliance sunnite instaure un climat anti-iranien – et par extension anti-chiite – en Turquie, elle qui avait réussi jusque là à dépasser les clivages religieux et les lignes de fractures habituelles de ses voisins. Ce lien risque donc de renforcer les tensions internes et les risques de conflits religieux dans un pays composé à 99,8% de musulmans.
Au-delà du politique, l’éloignement et la mésentente avec des pays plus ou moins laïcs comme la Syrie, l’Irak ou l’Egypte et, au contraire, la relation privilégiée entretenue autour des monarchies islamistes du Golfe révèle aussi un changement de stratégie chez Erdogan, plus conciliante avec des idéologies proches de celles qu’il appelle à combattre en Syrie. On peut aussi voir cela comme l’entérinement de l’entente turco-américaine, ces derniers formant un couple diplomatique avec l’Arabie Saoudite.
Le cas syrien, un choix géostratégique risqué
Le 23 Août, la Turquie a lancé une offensive en Syrie, sur la ville de Djarabulus, tenue par l’Etat islamique. Les Etats-Unis, dans leur hypocrisie habituelle, se sont félicités de cette opération. Cependant, il convient d’ajouter une dose d’objectivité et de recontextualisation : la ville allait être prise par les combattants de l’YPG, elle était affaiblie et n’a représentée qu’une formalité avec pour seul but d’empêcher sa prise par les kurdes. Ils ont ensuite pilloné les positions kurdes, au moment où ces derniers sont en passe de faire fusionner les Kurdistan irakien et syrien (et donc à terme de proclamer l’indépendance). De plus, on a pu observer des membres du groupe Nour ad-Din Zenki, groupe “rebelle” islamiste qui a décapité en vidéo un enfant à Alep, aux côtés des troupes Turques. La volonté affichée de lutter contre Daech n’est donc probablement pas le premier soucis de l’état Turc, qui vise principalement les Kurdes et les troupes de Al-Assad.
En 2016, la Turquie a opéré de nombreux virages stratégiques et diplomatiques ; tout d’abord en se rapprochant des pétro-monarchies islamistes du Golfe, en ralliant la cause anti-Téhéran – ces deux événements viennent troubler l’ordre religieux jusqu’à présent stable à l’intérieur de l’état – mais aussi en jouant un double jeu russo-américain, cultivant les tensions et les accords avec les deux partis pour se placer comme acteur incontournable, influent et à craindre dans la région.
Elle fait donc cavalier seul, mais la crise politique et peut être à terme religieuse qui occupe le pays ne présage rien de bon et l’éloigne encore plus de son désir de peser dans la balance régionale et de s’imposer comme une puissance complète et pas seulement un fournisseur en matières premières, bases stratégiques et diplomatiques. La demande d’extradition du prédicateur islamiste en exil aux Etats-Unis Fethullah Gülen ne vient que renforcer ce climat de paranoïa déjà très présent depuis quelques mois.
Pour aller plus loin :
Sur la Turquie : https://les-yeux-du-monde.fr/actualite/afrique-moyen-orient/26833-rattrapage-dun-ete-en-turquie-et-ses-consequences
Moyen-Orient n°31 : pp. 64-65 et 69-73
Sur les tensions au PMO : http://www.noria-research.com/iraq-after-fall-mosul/ (ENG)
Excellente carte interactive : http://www.agathocledesyracuse.com/archives/799