Turquie : Quelles sont les premières analyses stratégiques et géopolitiques possibles ?
La nuit de 15 au 16 juillet a faillit être décisive pour la Turquie ; en effet un coup d’Etat fut tenté pour renverser le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan. Un groupe d’officiers dissidents, quelques hauts gradés selon certaines sources ont entrepris, à partir de déstabilisations dans les villes d’Istanbul et d’Ankara de prendre le contrôle du pays. M. Erdogan, après s’être enfui pendant la nuit est revenu ce matin, 4h30 heure locale, en vainqueur à Istanbul, annonçant avoir maté la tentative de putsch menée par une cinquantaine d’officiers de l’armée de l’air et de gendarmerie. Ce matin, l’heure est au bilan ; d’abord humain puisqu’on déplore au moins 290 morts auxquels s’ajoutent 1200 blessés et plusieurs milliers d’arrestations, mais aussi stratégique et géopolitique : qu’aurait voulu dire une réussite du putsch ? A présent qu’attendre des prochaines semaines en Turquie, et dans quelle position Erdogan sortira-t-il de cette crise ?
Dans la nuit du 15 au 16 un groupe d’insurgés prend donc d’assaut les principaux pôles décisionnels et stratégiques turcs : le centre d’entraînement des forces spéciales, des renseignements, des casernes ; ils prennent aussi en otage le chef d’état major. Ils arrivent à prendre le contrôle de la chaîne TRT et diffusent un message indiquant une volonté de “rétablir la démocratie” et de promouvoir une laïcité ainsi que la création d’un « conseil de paix », organisme permettant la transition vers un nouveau régime. Sur le plan de la politique intérieure, un coup d’état réussit aurait probablement rapproché la Turquie d’un modèle Egyptien, militaire et laïque. On aurait pu imaginer un rapprochement plus fervent avec l’UE et une mise à l’écart de l’islamisme “modéré” actuel. Sur le plan extérieur, le “commerce de circonstance”avec l’Etat islamique concernant les hydrocarbures n’aurait plus été si certain et une alliance militaire avec les Kurdes aurait pu être envisagée. Tout cela reste assez hypothétique et imaginaire mais le régime militaire paraissait à première vue proche d’un modèle plus laïque et loin des ambivalences actuelles. Quel aurait été la place des kurdes dans un régime de ce type ? Probablement loin de ce qu’il est aujourd’hui – ce qui n’est pas difficile – .
L’arrestation de milliers de militaires et sympathisants du putsch annonce dans les semaines à venir une grande purge au sein de l’opposition jusque dans les plus hautes sphères de l’état (l’aide de camp de M. Erdogan est mit en garde à vue). L’inquiétude de l’UE et des Etats Unis (qui ont pourtant soutenu “l’état de droit” turc) se porte notamment sur la crainte de lynchages publics carcéraux et d’une déclaration du président promettant de soumettre la question de la peine capitale au Parlement. Les observateurs internationaux craignent un durcissement de l’état turc – qui n’était déjà pas très souple – et des écarts au devant des droits de l’Homme. De cette crise surmontée, face à des putschistes très mal organisés, M. Erdogan sortira plus fort que jamais ; lui qui était en perte de vitesse du fait de ses positions pointées comme rigoristes. Sa légitimité renforcée, il pourra alors modifier comme bon lui semble la constitution issue d’un coup d’état en 1980, et renforcer encore plus sa mainmise sur le pays. « En plus de légitimer tout le processus d’autoritarisme mené par Erdogan ces dernières années, ce coup d’État va servir de prétexte au régime pour réorganiser l’armée et lancer une purge à grande échelle dans le pays », analyse Jean Marcou, directeur des relations internationales de Sciences-Po Grenoble. La révision de la constitution cible aussi des parlementaires de l’opposition qui gênent l’exercice du pouvoir.
On peut donc craindre une dérive autoritaire d’un état qui n’a de droit que le nom, dont les relations avec l’islamisme radical et la répression face aux Kurdes (qui combattent l’EI à la frontière) place le pays dans un système ambigu, dans l’ambivalence entre libéralisation et occidentalisation économique et séctarisation socio-politique avec une convergence du pouvoir dans une seule mouvance conservatrice. Le respect et la reconnaissance des minorités ethniques et religieuses ne semble pas à l’ordre du jour et on ne pourra qu’observer une radicalisation et une militarisation du régime sous le regard bienveillant des Occidentaux pour qui le profit et la realpolitik sont de mises, loin des considérations humanistes et libérales qui ont animées la construction de nos états.
Reste à scruter avec précision et d’un œil critique l’évolution de la Turquie, entre libéralisation économique et rigorisme politique, le contexte actuel changera peut être l’ordre des choses, apportant la paix dans un pays aux nombreuses tensions religieuses et ethniques et des droits effectifs et égaux à tous les citoyens. Les mises en garde des pays d’Europe et des Etats-Unis rentreront en action si la situation se durcit, modifiant aussi considérablement l’ordre géopolitique et géostratégique de la région, redistribuant les équilibres et les enjeux.