Le néo-eurasisme, une alternative à l’Europe et l’Asie pour la Russie ?
L’eurasisme est une doctrine géopolitique née dans la première moitié du XX siècle, de la pensée d’émigrés russes en occident. Cette théorie consiste à envisager une troisième aire géographique entre l’Europe et l’Asie. L’Eurasie se composerait alors de la Russie et de la majorité des anciennes Républiques soviétiques (Kazakhstan, Turkménistan Tadjikistan Kirghizistan, Ukraine, Biélorussie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie et Moldavie). Cette théorie tient une place grandissante dans les pays cités, mais également en Turquie, en Iran ou en Afghanistan.
En réalité la question eurasiste remonte bien au-delà du début du XXème siècle. Il s’agit d’un dilemme ancrée dans l’Histoire russe, qui remonte à l’époque des Grand-princes moscovites (du XIVè au XVIè siècle), avant la naissance de l’empire russe. Cette problématique part du postulat que la Russie (sous toutes ses formes politiques : Grande-principauté, empire, Union soviétique ou Fédération) se trouve à cheval entre deux continents, elle appartient donc aux deux continents mais n’est intégrer à aucun d’entre eux. Le fait d’avoir les trois quarts du territoire en Asie a été, depuis le XVIIIè siècle, un frein à l’intégration culturelle, puis politique en Europe. C’est à partir de ce constat que des politiciens puis des géopoliticiens ont développé l’eurasisme, afin de trouver une alternative au choix entre l’Europe et l’Asie.
Avant de devenir idéologique avec le mouvement du néo-eurasisme, cette doctrine est géopolitique par essence. Elle trouve ses origines dans la théorie d’Halford .J Mackinder, avec l’île-Monde représentée par l’Europe et l’Asie et au centre le « Heartland »ou « Pivot géographique de l’Histoire». Est issue de cette pensée, la célèbre citation : « qui contrôle le Heartland contrôle l’Ile Monde ». Ce « Heartland » correspond à la zone géographique revendiquée par les eurasistes. Il est aussi possible de retrouver dans l’eurasisme, les théories de l’historien grec Dimitri Kitsikis sur la région intermédiaire, un troisième continent séparant l’Europe et l’Asie. Avec l’éclatement de l’URSS, la doctrine eurasiste a pris du poids dans la société russe, jusqu’a devenir un argument politique de premier ordre, prêché par son plus fervent défenseur : Alexandre Douguine.
Passé de la marginalité à l’idéologie dominante en Russie, Alexandre Douguine s’est fait connaître avec son manifeste pour un « Front national-bolchevique » conjointement signé avec l’excentrique Edouard Limonov en 1993. « Vieux-croyants » (1) et polyglotte, Douguine s’oppose à la politique de Boris Eltsine au début des années 90, ses idées géopolitiques arrivent sur le devant de la scène politique russe en 1998, lorsqu’il développe ses théories néo-eurasistes, il devient la même année, conseillé à la Présidence de la Douma pour les questions stratégiques et géopolitiques.
Souvent considéré comme une idéologie d’extrême-droite, la doctrine néo-eurasiste reprend les principes géopolitiques de l’eurasisme, Douguine y incorpore une véritable ligne politique, que ce soit au niveau intérieur ou au niveau extérieur. Ainsi le néo-eurasisme se présente comme une troisième voie géopolitique entre l’Asie et l’Europe, mais aussi comme une autre voie idéologique, mettant en valeur la religion, les traditions et allant contre le libéralisme et l’Occident. Cette idéologie n’aura de cesse de prendre de l’ampleur dans la société russe durant les années 2000 et Vladimir Poutine s’en accommodera, reprenant les bases rhétoriques du néo-eurasisme, tout en gardant ses distances avec Alexandre Douguine et ses airs de Raspoutine.
La tentation de réduire Douguine à un illuminé d’extrême-droite et panslave est souvent présente dans les médias, mais sa réflexion, aussi contestable soit-elle, s’appuie sur des références géopolitiques solides. Le néo-eurasisme, s’oppose à la thalassocratie : la puissance maritime atlantiste, il veut permettre l’émergence d’un monde multipolaire et par conséquence défaire les États-Unis de leur statut de dominant mondial. Douguine prend le contrepied de Brzezinski, qui a pour sa part étudié, les moyens permettant aux États-Unis de conserver ce leadership mondial. Cette théorie née dans la fin des années 90 prend tout son sens aujourd’hui, tandis que la politique de « containement » envers la Russie prônée par Brzezinski n’a pas eu l’effet escompté. Reprenant en partie la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington, il ré-actualise aussi un des grands classiques de la géopolitique : l’idée d’un monde à quatre pôles, développée par Karl Haushofer, avec d’un coté un bloc américain, un bloc européen-africain, un bloc eurasiatique et un bloc d’Asie du Sud-Est. En revanche, selon Douguine aucun des quatre espaces n’a vocation à en dominer un autre, ce qui diverge avec la vision d’Haushofer pour qui la lutte entre les blocs était au centre de son analyse.
Si le néo-eurasisme est aujourd’hui considéré comme une idéologie nationaliste, c’est à cause de certaines ressemblances, comme le rejet de la mondialisation ou du libéralisme, mais son essence va pourtant à l’encontre des principes nationalistes et souverainistes. En effet le néo-eurasisme, comme le présente Douguine, est une doctrine impérialiste, qui prône une soumission « relative » des nations frontalières à la Russie, pour mettre en place un bloc géopolitique uni. Ce projet eurasiste s’est vu concrétisé en 2014 avec la création de l’Union Économique Eurasiatique (2). Un courant qui progresse en Asie centrale, mais qui se confronte à l’Union Européenne et son Partenariat Orientale. Aujourd’hui ces deux communautés cherchent à intégrer de nouveaux états dans leur zone d’influence et se font compétition. Ce fût l’une des cause de la crise ukrainienne et du déclenchement des manifestations de la place Maïdan, durant la fin de l’année 2013. l’Union Européenne poussera t-elle son élargissement jusque dans le Caucase lors des prochaines décennies ? L’Union Économique Eurasiatique lorgnera t-elle vers la Moldavie ou les pays d’ex-Yougoslavie?
Notes :
(1) Vieux-croyants : Groupe de croyants Orthodoxes séparés de l’Eglise Orthodoxe de Russie, suite à leur refus des réformes (ré-actualisation des textes et des rites) mises en place par le Patriarche Nikon en 1666.
(2) L’Union Economique Eurasiatique est composée de la Russie, de la Biélorussie, du Kazakhstan, du Kirghizistan et de l’Arménie, trois autres pays se rapprochent d’une adhésion :l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Tadjikistan.