Terrorisme contemporain : les médias entretiennent-ils la peur ? (2/2)
Alors que le terrorisme occupe aujourd’hui les agendas politiques et monopolise l’attention médiatique, quelle est la réalité de ce phénomène mouvant ? La société de communication semble contribuer pour beaucoup au retentissement des attaques récentes et à leur impact sur les Etats et les populations qui y font face. Cet article se propose de traiter en deux temps l’histoire et la nature du terrorisme (I) puis sa relation particulière aux médias (II).
La peur par la communication: le « terrorisme spectacle » au cœur de la stratégie jihadiste
Le terrorisme est devenu un « terrorisme spectacle »[9] qui recherche la théâtralisation. En effet, le terrorisme contemporain s’appuie sur l’onde médiatique, qui fait résonner sur le long terme la portée de son action. Il se sert des médias comme un mode d’instrumentalisation de la peur et d’action de masse sur les consciences, aussi bien pour recruter (il faut convaincre de nouveaux combattants qui aideront à conquérir des territoires) que pour terroriser les opposants. Ces deux objectifs caractérisaient en 2014 le discours officiel d’Abu Bakr Al-Baghdadi, le leader « suprême » de l’organisation Etat Islamique. Adressé à tous les musulmans du monde, ce discours les incitait à rejoindre le « nouveau califat » et à faire allégeance au groupe dans la haine de l’Occident. Nous sommes aujourd’hui face à un terrorisme « publicitaire»[10].
C’est par la création et la diffusion d’une image médiatique à l’échelle planétaire que l’on constate que le terrorisme jihadiste contemporain a assimilé les méthodes de l’information du XXIème siècle : il vit avec son temps. Il s’agit de toucher le plus grand nombre de personnes et de rendre concrètes l’horreur et la peur par les images. Le 11 septembre 2001, à New York, deux avions de ligne détournés percutent les tours jumelles du World Trade Center. Un troisième appareil s’écrase sur le Pentagone à Washington et un quatrième en Pennsylvanie. Ces attentats perpétrés par l’organisation jihadiste Al Qaïda dirigée par Oussama Ben Laden (1957-2011) font plus de 3000 morts. Sous les yeux des habitants de New-York impuissants, les images filmées des avions et de l’effondrement spectaculaire des tours ont fait le tour du monde. Durant des jours, elles ont été diffusées partout et sans arrêt par les médias via Internet, les réseaux sociaux et les chaines d’information en continu.
Cette stratégie terroriste médiatique n’est pas seulement abstraite, puisqu’elle passe également par des actes terroristes concrets. Les images du 11 septembre 2001 ont matérialisé l’existence du terrorisme et son atrocité. L’Europe sera ensuite le théâtre de différents attentats commis d’abord par des cellules terroristes liées à Al-Qaida, puis à Daesh : les attentats de Madrid en 2004, Londres en 2005, Toulouse en 2012 et Paris en 2015, pour n’en citer que quelques-uns. Ainsi, le terrorisme recherche la circulation illimitée de son horreur, puisque ce sont les médias qui transmettent ses images sans notion de temps ni d’espace. Depuis les années 2000, on observe une diffusion massive de vidéos de torture et de scènes de mise à mort publiques ayant lieu sur différents terrains d’opération (Afghanistan, Maghreb, Irak, Syrie).
L’apogée du « terrorisme spectacle » est à son comble depuis l’avènement du groupe Etat islamique (EI) ou Daesh. La réussite du groupe Etat Islamique, au delà de ses terrains d’action directe (Irak et Syrie), tient en partie à son utilisation de tous les moyens de communication actuels. Il est en effet présent sur tous les supports : Internet, télévision, réseaux sociaux. Daesh édite et diffuse plusieurs magazines dont Dabiq ou Dar Al-Islam, qui signifie littéralement « domaine de la soumission à Dieu », écrit en français. L’organisation propose un projet idéologique apocalyptique fondé sur une communication hollywoodienne qui divise le monde en deux en opposant la construction d’un Etat religieux en rupture avec l’Occident ou « Dar-al-Kufr » (domaine des infidèles, de la mécréance). La propagande djihadiste passe avant tout par les images : les photos glorifiant l’action « héroïque » des combattants et martyrs et les vidéos mettant en scène des exécutions sommaires d’une rare violence, effectuées en dehors de tout cadre judiciaire.
Les attentats interviennent dans des sociétés qui ont exclu la mort. Les sociétés occidentales sont aujourd’hui enfermées dans un idéal du « zéro mort ». Avec la guerre du Golfe en 1991 s’est développée l’idée selon laquelle la guerre devait désormais être « propre », c’est-à-dire ne pas faire de victimes, et surtout pas des victimes civiles. Il y a un refus catégorique du deuil, de pertes innocentes (de « dommages collatéraux »). Les soldats ne doivent pas mourir non plus, même lorsque la mort fait partie des risques du métier. On voit alors se développer notamment aux Etats-Unis des drones, permettant de «neutraliser » les cibles ennemies sans engager la vie des soldats sur le terrain. Les sociétés occidentales, en idéalisant le refus de la mort, laissent transparaître une plus grande vulnérabilité face au terrorisme. Ce dernier utilise cette faiblesse et met en difficulté le monde occidental en ayant recours à l’usage symbolique de la mort, qui représente tout l’esprit du terrorisme selon le sociologue Jean Baudrillard.
Daesh emploie la mort comme une arme de communication redoutable, à travers une surexposition à la violence afin de terroriser les populations. La mise à mort elle-même est étudiée très méticuleusement dans le but de faire passer des messages et des symboles forts, par exemple pour la mise en scène des exécutions des deux journalistes Américains, James Foley et Steven Sotloff. L’habit orange revêtu par les journalistes fait largement référence aux prisonniers de Guantanamo et par conséquent Daesh ne prononce pas sa sentence seulement sur les deux journalistes mais sur l’Amérique tout entière. La décapitation comme châtiment n’est pas inscrite dans le Coran, mais a longtemps été utilisée en Occident (notamment en France avec la guillotine). Cependant, l’égorgement est une pratique du Coran pour la mise à mort des animaux : à travers la décapitation de ses prisonniers, Daesh les déshumanise. Les sociétés occidentales sont aujourd’hui « habituées » à la violence par arme à feu régulièrement représentée au cinéma et à la télévision. Par conséquent, Daesh devait se démarquer et s’orienter vers une méthode plus « barbare » aux yeux de l’Occident. Ainsi, la mise à mort des prisonniers par Daesh est une véritable entreprise de communication. Daesh valorise aussi la mort dans sa stratégie de propagande médiatique particulièrement si dans l’acte de mise à mort des mécréants sont tués, puisqu’il s’agit alors de l’accès au paradis et au statut de martyr. Cette valorisation permet notamment d’expliquer le recrutement de martyrs pour servir l’idéologie de l’organisation.
Le terrorisme serait à la fois une technique de communication et un effet de la communication. Par le recours à l’image, le terrorisme donne une preuve de ses actes et de son existence. Cependant, il est largement amplifié par les médias qui contribuent à sa spectacularisation et en font un véritable phénomène de peur.
Terrorisme à la Une: le rôle des médias en question
Les médias et le terrorisme entretiennent une relation très spécifique : tout d’abord, on l’a vu, par l’exploitation de l’image par le terrorisme lui-même et par le rôle clé de cette dernière dans les sociétés modernes. Le terrorisme vit des images et de son écho médiatique, et les médias trouvent dans les attentats terroristes une possibilité d’audimat et de scoop. Un attentat terroriste est toujours un évènement marquant, qui attise la curiosité des téléspectateurs. En effet, l’un des premiers réflexes à l’annonce d’un attentat terroriste est d’allumer la télévision ou d’aller suivre sur internet ce qu’il se passe en temps réel. Dans une logique de marché, il est ainsi nécessaire pour toutes les chaînes de couvrir ce type d’événement. D’autre part, la population est en demande constante d’images. Les médias de masse font alors le spectacle du terrorisme en surinformant la population.
Les médias, qui obéissent à des logiques d’audimat, doivent rendre l’information sensationnelle et sont tentés d’exagérer les faits, voire de déformer l’information. Au moment du 13 novembre, les médias français en ont profité pour enchaîner les « éditions spéciales », les gros titres, les directs, prenant en quelque sorte les spectateurs en otage. L’affaire du 13 novembre, comme l’affaire Merah, a été une opportunité pour un pool « d’experts » de donner leur avis sur le sujet, parfois au mépris du secret du renseignement nécessaire à la prévention des attentats et de l’authenticité des informations. Comme l’indique Pascal Boniface, directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques : « La concurrence, la chasse au scoop conduisent parfois à négliger la vérification des sources et à privilégier le spectaculaire sur le fondamental. »[11]
Les médias ont déclenché une accusation disproportionnée sur le mauvais fonctionnement de l’antiterrorisme français. Après l’affaire Merah, une théorie complotiste a émergé, « faisant de lui un informateur des services secrets, qui l’auraient fait expressément exécuter au terme du siège de son domicile pour éviter qu’il ne révèle la nature de leurs relations».[12] Les attentats du 13 novembre, par leur nombre de victimes et par les connexions européennes dont ils ont témoigné, ont fait l’objet d’un traitement médiatique qui s’est focalisé surtout sur les « failles » du système anti-terroriste français. Ce déferlement médiatique a éclipsé la véritable question : celle de l’efficacité de la coopération dans la lutte contre le terrorisme et de « l’action discrète et sans gloire » des services de renseignement.[13] Le nombre de tentatives d’attentats déjouées par les services chaque année en France est peu évoqué dans les médias. Un attentat qui a abouti aura plus d’impact sur les esprits que l’arrestation d’un groupe supposé terroriste.
Médias et terrorisme sont donc intimement liés. Pour Baudrillard, la logique médiatique serait à l’origine de cette forme de terrorisme, en faisant partie intégrante de la terreur. Ainsi, « le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du spectacle ». Il y aurait une obsession actuelle pour les mots « guerre » (nous serions en guerre contre le terrorisme, lui donnant par là un statut d’égal à un Etat), « terreur » et « terrorisme », conduisant à leur hyper présence dans les médias afin de provoquer l’horreur chez les spectateurs. La couverture du journal Le Monde après le 13 novembre 2015 en témoigne. Nous serions en train de vivre « l’âge de terreur » dans lequel les terroristes peuvent frapper à tout moment.
Cependant, il est nécessaire de relativiser cette vision d’un « pacte diabolique » passé entre les médias et les groupes terroristes. Si les médias font circuler les images et les informations, ils ne cherchent en rien à excuser le terrorisme. Les médias, en montrant la violence du terrorisme, dénoncent au monde sa barbarie. Ils ne cherchent jamais à expliquer ni à justifier le terrorisme en mettant l’accent sur les revendications de ses partisans. La plupart du temps, un acte terroriste sera critiqué, voire démonisé. Ainsi les médias se focalisent surtout sur l’aspect dramatique du terrorisme et insistent sur l’angoisse qui l’entoure. L’emphase sera portée sur la douleur des familles de victimes, sur le choc et sur l’inhumanité des auteurs.
Il est aussi nécessaire de préciser que tous les actes terroristes ne reçoivent pas le même écho dans les médias. Contrairement aux idées reçues, le terrorisme perpétré au nom de l’Islam a provoqué beaucoup plus de victimes parmi les musulmans que chez les autres peuples. Le dernier attentat particulièrement violent de Daesh au Sinaï (Egypte) contre une mosquée, qui visait la communauté musulmane, est venu nous le rappeler. Cette attaque, la plus meurtrière de l’histoire récente de l’Egypte, a fait plus de 300 morts et 128 blessés. Les actes terroristes se produisent majoritairement en Orient, très souvent dans des pays musulmans et non en Occident contrairement à l’imaginaire collectif qui prospère depuis le 11 septembre 2001. Selon les chiffres de l’Institute for Economics and Peace, les dix pays les plus touchés dans le monde par le terrorisme en 2016 étaient l’Irak, l’Afghanistan, le Nigeria, la Syrie, le Pakistan, le Yémen, la Somalie, l’Inde, la Turquie et enfin la Libye. L’Irak, l’Afghanistan, le Nigeria, la Syrie et le Pakistan regroupent les trois quarts des morts liées au terrorisme dans le monde en 2016. Les chercheurs s’accordent pour dire que les attentats qui touchent les musulmans au Moyen-Orient attirent « nettement moins l’attention des médias occidentaux » qu’un attentat sur notre sol. [14]
Même si Daesh perd actuellement ses territoires occupés en Syrie et en Irak, son utilisation habile des médias lui permet de faire perdurer son message dans le temps. La proposition de certains médias de ne plus divulguer le nom des auteurs d’attentats terroristes pourrait être un bon début pour enrayer ce cercle vicieux d’escalade publicitaire de la haine.
Article co-écrit par Raphaëlle MABRU et Simon ROUSSEAU
[9] BAUDRILLARD, Jean, L’esprit du terrorisme , Paris, Ed Galilée, 2002, p.40.
[10] CHALIAND, Gérard, L’arme du terrorisme , Paris, Louis Audibert, 2002, p.34
[11] BONIFACE, Pascal, Les intellectuels faussaires. Triomphe médiatique des experts en mensonge, Jean-Claude Gawsewitch Editeur, Paris, 2011, p.30
[12] KEPEL Gilles, JARDIN Antoine, Terreur dans l’Hexagone, Genèse du djihad français, p.130.
[13] CHOUET Alain, « Menaces non militaires, réponses militaires : les impasses de la politique de la canonnière », article paru dans la « Revue de Défense Nationale » n° 755, Paris, 12/2012.
[14] https://www.nouvelobs.com/societe/terrorisme/20171125.OBS7832/attentat-en-egypte-les-musulmans-sont-les-premieres-victimes-du-terrorisme.html