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Droit du cyberespace: désillusion dans les débats

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Inter arma enim silent leges [1] ? Peut-on encore prendre au sérieux l’aphorisme de Cicéron lorsqu’il s’agit d’analyser l’état du Droit de la Sécurité Internationale ? A priori, peu d’indicateurs nous le permettent véritablement. Néanmoins, un domaine pose encore des difficultés aux juristes : le cyberespace. Cette interrogation trahit en effet une réalité bien présente : les règles conventionnelles du Droit de la Sécurité Internationale, et plus précisément du Droit Humanitaire, passent difficilement le test du cyber.

Pire encore, les Etats tendent aujourd’hui à se désengager du processus de développement du droit du cyberespace engagé au sein des Nations-Unies (ONU). La situation au sein de l’ONU permet par conséquent de rendre compte des principaux désaccords qui empêchent le Droit du cyberespace de se fixer dans un traité international dédié et obligatoire.

La situation au sein des Nations-Unies permet de rendre compte des profonds désaccords qui empêchent le Droit du cyberespace de se fixer
Antonio Gutterez, actuel secrétaire général des Nations-Unies

Un processus graduel pourtant bien initié

Bert Koenders souligne en ouverture du second manuel de Tallinn que le dictum latin cité plus haut n’a plus raison d’être. L’on ne peut pas vraiment lui donner tort. D’abord, il ne fait aucun doute que la guerre conventionnelle est couverte par le droit. Très largement ratifiés, les Conventions de Genève ainsi que leurs protocoles additionnels forment le cœur de la réglementation applicable aux conflits armés.

Ensuite, les Groupes d’Experts Gouvernementaux (GGE) travaillant pour le programme onusien de Développements dans le Domaine de l’Information et des Télécommunications dans le Contexte de la Sécurité Internationale, ont par deux fois admis l’application des règles conventionnelles du Droit International au cyberespace.

Du côté de l’OTAN, des experts se sont également lancés dans la rédaction de manuels destinés à fournir aux Etats les clefs d’interprétation des règles et principes du Droit International pour les rendre effectifs dans le cyberespace. Les Manuels de Tallin 1.0 et 2.0 voient ainsi respectivement le jour en 2013 et en 2016 .

Il était jusque-là raisonnable de penser que ces avancées théoriques annonçaient la formation d’un traité international constituant et obligatoire dédié. Spécifiquement pensé pour le cyberespace, un tel traité aurait ainsi permis de réaffirmer la place du Droit dans un domaine qui connait une militarisation croissante ces dernières années. Les débats ont malheureusement cédé le pas aux désillusions.

Un débat miné par les divergences

Le processus de développement du droit international du cyberespace a sensiblement ralenti ces dernières années. Le GGE n’est pas parvenu à un consensus au terme du cycle de travail 2016/2017. La Chine et la Russie ont en outre obtenu des Nations-Unies la création d’un nouveau groupe d’experts en 2018. Plus transparent, l’Open-Ended working Group (OEWG) fonctionnerait en parallèle du GGE, quitte à risquer la redite avec les travaux déjà engagés. Sa création a laissé perplexe beaucoup d’observateurs. Sa composition, bien plus ouverte, risque de ralentir les débats.

Les auteurs des manuels de Tallinn ont quant à eux été critiqués pour leur composition jugée peu représentative. Le duo sino-russe dénonce par ailleurs l’interprétation extensive de la notion de légitime défense défendue par les experts. Ils insistent également sur le risque qu’elle représente pour la stabilité des relations internationales.

Menée par ces mêmes Etats, et la volonté d’articuler leur approche autour de la notion discutable de Sécurité de l’Information, une portion grandissante d’Etats reproche enfin aux Etats occidentaux de promouvoir la militarisation du cyberespace. Ces Etats réclament notamment qu’un traité international destiné à prévenir les conflits ou qu’un mécanisme de règlement des différends soient institués en amont de tout autre développement. La question de savoir comment appliquer le Droit de la Sécurité Internationale au cyberespace demeurerait donc sans réponse.

Une situation passablement figée

Alors que la militarisation du cyberespace s’intensifie, les grandes puissances, jusqu’alors principales actrices dans le domaine, font montre d’un déficit d’intérêt flagrant pour sa régulation. La société civile l’a senti, Microsoft pousse notamment à l’adoption d’une Convention de Genève du digital afin de faire face à cette insécurité. La demande pour un traité international contraignant destiné à établir précisément comment et quand les règles conventionnelles s’appliquent au cyberespace se fait de plus en plus grandissante.

Animé au départ par une logique fédératrice, le développement du Droit du cyberespace a malheureusement abouti à la fragmentation de la communauté internationale autour de sujets cruciaux d’enjeux sécuritaires. Les Etats se rangent derrière des concepts qui trahissent la multitude d’implications politiques et stratégiques qui sous-tendent les débats.

[1] Traduit : “En temps de guerre, la loi se tait

Sources

Koenders, (2017). Foreword. In M. Schmitt (Author), Tallinn Manual 2.0 on the International Law Applicable to Cyber Operations Cambridge: Cambridge University Press, pp25-27.

Mačák, (2016). Is the International Law of Cyber Security in Crisis? 8th International Conference on Cyber Conflict Cyber Power, N.Pissanidis, H.Rõigas, M.Veenendaal (Eds.) 2016 © NATO CCD COE Publications, Tallinn, pp127-139.

Mačák (2017). From Cyber Norms to Cyber Rules: Re-engaging States as Law-makers, Leiden Journal of International Law, 30(4), 877-899.

Giles, Army War College (U.S.)., & Army War College (U.S.). (2017). Prospects for the rule of law in cyberspace, Carlisle, PA: Strategic Studies Institute and U.S. Army War College Press.

Voir aussi : U.N. Assemblée Générale, Progrès de l’informatique et des télécommunications et sécurité internationale- rapport du secrétaire général, U.N. Doc, A/ RES/74/120, 24 Juin 2019, En ligne : https://undocs.org/A/74/120

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William LETRONE

William Letrone est chercheur postdoc au CNRS. Il est spécialisé dans les questions juridiques liées aux menaces cyber, et à l'intelligence artificielle.

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