Couleurs stratégiques : au cœur des manifestations
Considérées par certains auteurs comme outil d’unification des masses, l’utilisation de couleurs identitaires nous ouvre à questionner la dimension culturelle de la pratique protestataire.
Couleurs et identité
Longtemps oubliées du monde de la recherche, elles serviraient cependant à refléter différentes identités collectives, perspectives politiques, tactiques ou répertoires (Chesters et Welsh, 2004). Elles donneraient ainsi un sens à chaque situation, et seraient la démonstration d’un dialogue interne entre chaque participant. Pour Sawer, elles vont jusqu’à déclencher des émotions en chaque militant. Elles offrent ainsi l’occasion de se positionner en clamant son appartenance à une identité collective, à des valeurs particulières. Certaines d’entre elles sont d’autant choisi pour leurs précédentes connotations politiques.
Les Chemises rouges
En 2010, c’est en Thaïlande que l’importance de ces couleurs prit forme. Les manifestations des « Chemises rouges » opposaient ainsi les « Red Shirts », partisans du Premier ministre déposé Thaksin Shinawatra, aux « Yellow Shirts » loyaux sujets de la couronne. Le rouge servait ainsi d’opposition symbolique au jaune, couleur choisie pour célébrer l’anniversaire du roi. Le symbolisme alla bien plus loin, invitant les manifestants à donner de leur sang pour ensuite le déverser devant le siège du gouvernement. Ce sang portait alors la narration d’un peuple sacrifié par la négligence de ses élites. L’un des leaders du mouvement en déclama la portée : « Ce sang est une offrande sacrificielle, pour montrer notre amour de la Nation, pour montrer notre sincérité » (Veera Musikapong).
Trois ans plus tard, les Chemises rouges faisaient leur réapparition. Au cœur du quartier de Rajprasong, celui même qui fut le témoin de trois mois de mobilisations, 20 000 personnes se regroupèrent pour commémorer l’anniversaire de la répression étatique. Le 19 mai 2010, en effet, l’armée lança l’assaut contre les manifestants causant la mort de dizaines. L’amnistie générale, proposée par le gouvernement à la suite de ces événements, ne fit pas l’unanimité des voix. Elle concernait alors toute personne impliquée dans des violences politiques depuis 2006. Ainsi la colère persista et les couleurs en furent à nouveau l’expression.
Au Myanmar, le rouge a également revêtu sa propre symbolique. En réponse au coup d’État du 1er février, les manifestants demandent le retour de la démocratie et la libération d’Aung San Suu Kyi. Ici la prédominance du rouge rappelle le parti de l’ex-cheffe du gouvernement civil, arrêtée et assignée à résidence depuis le 16 mars.
De Prague à Buenos Aires
Chesters et Welsh s’intéressèrent quant à eux à la République Tchèque. Les mobilisations de 2000 sont en effet le cadre parfait pour illustrer l’utilisation stratégique des couleurs. Différentes couleurs pour différentes marches, telle fut la décision prise par la collectivité. Cette mixité reflétant plusieurs filiations politiques fut, selon les auteurs, l’occasion de perturber les autorités et de créer l’ambiguïté. Le jaune offrait, de sorte, une critique de l’approche néolibérale du FMI et de la Banque Mondiale. Le bleu, quant à lui, répondant à l’idée de confrontation directe, regroupa les partisans de groupes anarchistes traditionnels d’Europe centrale. Le rose, choisit pour son manque de connotation politique, signifia la non-violence.
Plus récemment en Argentine, le mouvement pro-avortement a fièrement revêtu la couleur verte, « symbole de liberté et de citoyenneté » (selon Jill Filipovic, correspondent à CNN). Bien qu’il soit difficile d’émettre une date précise à la création de ce lien entre couleur et symbolique, ces mouchoirs émeraudes semblent vivifier la fierté des foules argentines dans la défense des droits des femmes. Comme Eyerman et Jamison l’évoquent au sujet de la musique, l’usage de couleurs à la symbolique déjà établie offre aux participants un sentiment de connectivité aux mouvements historiques. Porter un mouchoir vert, c’est de fait revêtir le combat d’argentin.e.s demandant le droit à l’avortement depuis 1921.
Sources
Understanding social movements, Greg Martin, Routledge editions, 2015.
Chesters, G. et Welsh, I. (2004) ‘Rebel Colours: « Framing » in Global Social Movements’ The Sociological Review 52(3): 314-335.
Eyerman, R. et Jamison, A. (1998) Music and Social Movements: Mobilizing Traditions in the Twentieth Century. Cambridge: Cambridge University Press.
Sawer, M. (2007) ‘Wearing your Politics on Your Sleeve: The role of Political Colours in Social Movements’ Social Movement Studies 6(1): 39-56