Nicaragua, le grand canal interocéanique
Samedi 13 juin 2015, la 47ème manifestation d’opposition au grand canal interocéanique avait lieu au Nicaragua. Plusieurs milliers de personnes descendaient dans la rue pour protester contre la construction de ce canal qui reliera l’océan Atlantique à l’océan Pacifique. Les manifestants dénonçaient notamment l’expropriation des paysans, les dégâts environnementaux, les conditions des travailleurs locaux et la mainmise chinoise sur le projet.
Daniel Ortega, le président nicaraguayen, lançait le 22 décembre 2014 le début du chantier du grand canal interocéanique. S’en suivait une série de manifestations appelant à l’arrêt du projet. Pourtant, sur le papier, l’initiative est plutôt séduisante. L’administration Ortega entend dynamiser l’économie du pays – le plus pauvre d’Amérique centrale (131ème selon la Banque mondiale en 2013) – grâce à ce projet pharaonique. Le canal raccourcirait considérablement la route maritime de part et d’autre des Amériques, capterait ainsi une part importante du trafic naval et concurrencerait sérieusement le canal de Panama, situé 600 km plus au sud. La société chinoise HKND (Hong Kong Nicaragua Canal Development Group) en charge des opérations prévoit de bâtir également un aéroport, deux ports, un complexe hôtelier ainsi que d’autres infrastructures dont manque le Nicaragua. En somme, une aubaine pour la population locale.
Cependant, à y regarder de plus près, les raisons du mécontentement des habitants sont compréhensibles. Le tracé du canal traverse des zones rurales habitées que le gouvernement se propose de racheter aux paysans locaux. Or, le prix de rachat des terres, le déplacement et le relogement ne satisfont pas les 30 000 habitants concernés. En outre, il semble que l’ampleur des travaux d’aménagement menace l’écosystème fragile du lac Nicaragua – la seconde plus grande réserve d’eau douce d’Amérique latine après l’Amazone – ainsi que de deux réserves naturelles, véritables hot spots de la biodiversité mondiale. Enfin, les manifestants protestent contre les conditions des travailleurs locaux. En effet, il est prévu que 50 % des travailleurs soient nicaraguayens, 25 % chinois et 25 % étrangers (autres nationalités). Or, des zones franches seront aménagées tout le long du canal afin d’attirer entreprises et investisseurs étrangers. Ces zones franches ne seront pas soumises au code du travail national ce qui fait craindre un risque d’exploitation massive des travailleurs locaux, confinés aux tâches difficiles, dans des conditions salariales et humaines misérables.
Ambitions chinoises et oligarchie nicaraguayenne autour d’un canal stratégique
Jusqu’à maintenant, les protestations massives contre le canal interocéanique n’ont été que très peu relayées dans les médias nationaux. Rien d’étonnant étant donné que Laureano Ortega, le fils du président, travaille en tant que promoteur d’investissement pour PRONicaragua, l’agence officielle de promotion des exportations et des investissements du pays, qui chapeaute le projet. Le canal interocéanique constitue le projet phare du troisième mandat de Daniel Ortega qui, rappelons-le, a modifié la constitution en 2014 pour supprimer la limite des deux mandats présidentiels consécutifs. Ainsi pourra-t-il de nouveau se présenter aux prochaines élections présidentielles prévues pour 2016. N’oublions pas que clan Ortega tient les institutions stratégiques du pays dont certaines chaînes de télévision et le secteur pétrolier.
En s’alliant à la Chine, Daniel Ortega cherche à développer son pays tout en obtenant des facilités de financement. L’entreprise HKND, dirigée par le milliardaire Wang Jing, 12ème fortune de Chine, sert les intérêts stratégiques de l’État chinois. Pour s’en convaincre, HKND s’appuiera sur la société d’État China Railway Construction, un des leaders mondiaux du BTP, pour les travaux. HKND a obtenu du gouvernement nicaraguayen, non seulement la direction du chantier censé être achevé en 2019-2020, mais aussi et surtout les droits d’exploitation du canal et des infrastructures complémentaires (un aéroport, deux ports, un complexe hôtelier…) pour 50 ans, renouvelables une fois. L’essentiel des recettes irait donc aux Chinois et non à l’Etat nicaraguayen, même si des retombées économiques sont à prévoir.
Ce projet de canal interocéanique s’inscrit dans une diplomatie chinoise des infrastructures à destination des pays en développement aussi bien en Asie, qu’en Afrique et aux Amériques. Que cela porte le label de nouvelle route de la soie, le financement de la banque asiatique d’investissement pour les infrastructures ou non, ce projet gigantesque (50 milliards de dollars, soit un peu moins de 5 fois le PIB du Nicaragua) permet aux Chinois de répondre au pivot américain vers l’Asie et à la stratégie états-unienne d’endiguement de la puissance chinoise en s’installant durablement en Amérique centrale, pré carré traditionnel des États-Unis.