Rétrospective 2019 : de Santiago à Hong Kong, une année de lutte globale (2/2)
En 2019, un tsunami de contestations a balayé le monde. “Les barricades sont les voix de ceux qu’on n’entend pas”, disait Martin Luther King. De Santiago (Chili) à Hong-Kong (Chine), tous les continents – même l’Antarctique – ont été touchés par des mouvements massifs de protestation.
En 2019, des mouvements massifs de protestations anti-gouvernementales ou pour la défense de l’environnement ont balayé les six continents. Ce tsunami de contestation a renversé des dirigeants démocratiques comme des dictateurs. De la hausse du prix de ticket de métro au Chili au projet de loi souhaitant autoriser les extraditions vers la Chine continentale à Hong Kong, les raisons de la colère sociale dans des pays aux contextes divers semblent bien différentes. Pourtant, l’on peut établir de nombreuses similitudes entre les différents mouvements.
Partout, l’on assiste à un sentiment de déconnexion entre le peuple et les classes dirigeantes. Ce sont d’abord les inégalités qui sont pointées du doigt. En effet, le rapport d’Oxfam publié en janvier 2020 constate ainsi que les inégalités de richesse continuaient de se creuser. Les protestataires dénoncent également des gouvernements corrompus, clientélistes ou encore antidémocratiques. Ils réclament le départ de dirigeants politiques en lesquels ils n’ont plus confiance.
A causes communes, mouvements qui se ressemblent ?
Pour le New Yorker, la journaliste Robin Wright souligne ainsi que le nombre de protestations coïncide avec une baisse notable de la participation électorale dans le monde, passant de 75% minimum sur la période 1940-1990 selon l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale, à 66% en 2015. De nombreux analystes notent une crise de la représentation, où la société et les institutions se font face sans se comprendre. La déconnexion est alors totale car les corps intermédiaires – partis politiques, syndicats – ont perdu en crédibilité. Cela s’explique également par un meilleur niveau d’éducation des classes populaires, ce qui diminue leur tolérance aux inégalités socio-économique.
Il existe également des similarités dans la forme que prennent les manifestations. La plupart des mouvements se sont traduits par une occupation massive et immédiate des places publiques. Les slogans, les symboles sont communs. Les gilets jaunes ont atteint la Bulgarie, la Croatie ou encore certaines provinces de Jordanie. Le slogan de Bruce Lee, “Soyez informe, informe comme l’eau” a été repris à Hong Kong, en Catalogne, au Chili. Les mêmes profils sociologiques sont observables dans la rue. Sans leader politique, l’horizontalité du mouvement attire des protestataires qui ne sont pas militants.
Partout, les médias sociaux sont utilisés pour coordonner les mouvements ou stimuler les soutiens. La technologie a accéléré l’efficacité des manifestations. Les réseaux permettent aussi aux protestataires de raconter leurs histoires dans des pays où la presse est parfois censurée. La contagion est mondiale, renforcé par l’avènement de la médiatisation et l’information en continu, accentuant le mimétisme grâce aux miroirs médiatiques.
Le FMI, une institution décriée
Plus globalement, le capitalisme néolibéral est contesté dans son incapacité à améliorer les inégalités au sein et entre les États, et à fournir plus que de la survie aux classes défavorisées. La crise politique atteint également les institutions internationales. Le Fonds monétaire international (FMI) concentre par exemple les critiques. En Amérique latine, en Grèce ou encore en Afrique, l’institution financière a laissé un souvenir amer. On l’accuse bien souvent de jouer un rôle de “pompier pyromane” et d’ingérence économique. En effet, l’octroi de ses prêts est conditionné à la mise en œuvre de programmes d’ajustement structurel de l’économie. Les critiques considèrent que ses interventions aggravent régulièrement la pauvreté et la dette des pays aidés.
Il lui est notamment reproché d’appliquer ses mesures selon un modèle global, sans analyser en profondeur la structure particulière de chaque pays. Sa gestion de la crise asiatique de 1997 et de la crise argentine de 2000 est remise en cause. Ses détracteurs dénoncent l’impact récessif des mesures préconisées sur l’économie, ainsi que la non-prise en compte des effets potentiellement déstabilisateurs sur les institutions politiques, aggravant en conséquence la crise traversée par le pays concerné.
Des gouvernements pris de court par les mouvements sociaux
Face à des représentants en lesquels ils ne croient plus, les manifestants cherchent d’autres moyens d’expression politique que les élections. Les protestations en sont une. Par exemple, l’inaction climatique des États a entraîné des mouvements environnementaux massifs. Des centaines de milliers de jeunes ont marché pour le climat en 2019. Des associations comme Extinction Rebellion prônent la désobéissance civile non-violente. Ils ne croient plus que la négociation avec les gouvernements soit un moyen efficace. Au contraire, les mobilisations de masse ou la désobéissance civile impactent directement la classe politique et la société en général. Les gouvernements ont souvent été pris de court par la soudaineté des insurrections qui reflètent une mobilisation politique sans précédents.
Aujourd’hui, ces mouvements de masse représentent les principaux défis des régimes politiques. Le sociologue politique et auteur Paolo Gerbaudo pense en effet que ces manifestations “reflètent l’échec des États-nations à l’ère mondiale. Ils ne sont pas une crise passagère qui peut être corrigée par les leviers réguliers de l’État”. Ainsi, si la profondeur de la crise dépend de la capacité de l’État concerné à se réformer, les traditionnels ajustements économiques, réformes politiques et changements de gouvernement ne suffiront pas, selon le sociologue, à stopper la dissidence.
Vers un nouveau contrat social ?
Dans un contexte d’urgence climatique et de de crise, la constitution d’un nouveau contrat social entre les États et les citoyens semble aujourd’hui nécessaire. Cette notion, théorisée par Thomas Hobbes au XVIIe siècle, a posé les bases relationnelles entre l’État et le citoyen. Le citoyen renonce à ses droits dits “naturels” en échange de la protection de l’État, titulaire de la violence légitime. Ce contrat social est resté inchangé depuis trois siècles, ne prenant pas en compte les évolutions des sociétés. Face à la crise écologique et aux effets de la mondialisation sur les sociétés et les citoyennetés, le modèle de relation contractuelle entre États et citoyens est en effet en crise.
Il est aujourd’hui nécessaire de prendre en compte un nouveau rôle de protection. La protection physique contre la violence débridée de la nature humaine est une notion qui ne se suffit plus à elle-même. La protection économique des individus est désormais nécessaire. D’autres exigences ont vu le jour : un nouveau contrat social devra également inclure libertés individuelles et droits sociaux. Surtout, le contrat social théorisé par Hobbes impliquait une coopération et une confiance pleine des individus sans conditions.
La société civile revendique aujourd’hui le droit à la désobéissance civile si le pouvoir trahit sa confiance ou sa volonté souveraine. Enfin, le contrat ne peut plus être bilatéral. L’État n’est plus le seul à exprimer l’intérêt général : des associations ou même l’opinion publique occupent aujourd’hui cet espace. Les grandes multinationales ont aussi un rôle à jouer dans la protection des individus, que ce soit en termes économiques qu’en terme de garantie des libertés. Dans le cadre de l’urgence climatique, il est aussi nécessaire de considérer la biosphère et les citoyens de demain. Le contrat social du XXIe siècle doit ainsi prendre en compte les évolutions sociétales.
Quel avenir pour les protestations ?
Il est aujourd’hui difficile de dire si d’autres pays sombreront dans le chaos social, tant ces mouvements de masse sont imprévisibles. Par exemple, quelques jours à peine avant la révolte, le président chilien comparait son pays à une “véritable oasis”, au sein d’une “Amérique latine pleine de convulsions”. Il est aussi difficile de prédire l’avenir des mouvements actuels. Pour durer, ils devront se structurer et maintenir leur unité, chose qui pourrait s’avérer difficile sans leader désigné.
Pour autant, comme le souligne justement Paolo Gerbaudo, “ces mouvements peuvent être les premiers symptômes d’une nouvelle crise mondiale. Ce sont comme des sismographes. Ils sont comme des cadrans qui annoncent des choses qui se profilent à l’horizon”. Alors que les grands investisseurs prédisent une nouvelle crise économique financière d’ampleur d’ici à 2025 à cause des taux d’intérêt historiquement bas, des nombreuses tensions géopolitiques entre les États et de la volatilité des marchés, il est possible que les crises qui ont éclaté sur les six continents au cours de l’année 2019 ne soient que les premières manifestations d’une crise plus grande.