Vers un « Make in India » ?
L’Inde est appelée à l’horizon 2030 à posséder la plus forte population au monde. Face au défi démographique, elle se doit de réformer son marché du travail afin de proposer à ses citoyens un emploi, et de surcroît, un revenu intermédiaire moyen assez élevé pour accompagner la croissance économique sachant que plus de 10 millions de jeunes arrivent sur le marché du travail tous les ans. Pour se faire, le gouvernement de Narendra Modi entend faire passer l’Inde d’un label « made in India » où l’Inde n’est qu’un maillon de la chaîne de production à un label « make in India » fondé sur l’association des activités de conception et de production. Ce processus se heurte toutefois aux barrières historiques mais surtout à l’incessant décalage par rapport au modèle chinois.
Après le remaniement ministériel de Novembre 2014, Arun Jaitley, ministre des Finances a évoqué la nécessité d’un « make in India ». L’Inde veut promouvoir ce nouveau mouvement grâce à l’abaissement des taxes sur les sociétés, à la hausse des dépenses sociales dans le but de provoquer le décollage de l’industrie manufacturière. Le constat paraît simple. Les services avec les activités de BPO (business process outsourcing) ou KPO (knowledge process outsourcing) sont largement développés notamment avec deux entreprises à vocation mondiale : Infosys et Wipro. Il en est tout autrement de l’industrie. En 2014, celle-ci représente uniquement 10% des exportations indiennes et 18% du PIB. Cela s’explique partiellement par le manque de travailleurs qualifiés qui freine le décollage industriel du pays mais surtout par le fait que les services ne favorisent pas l’emploi.
Une analyse historique de l’industrie indienne permet de comprendre en quoi l’industrie peine à se développer. Avant 1945, l’Inde est un pays sous-industrialisé avec à peine 10% des actifs travaillant dans l’industrie. Après l’indépendance, les entreprises indiennes ont du se soustraire à la stratégie de développement autocentré. Ainsi, les entreprises s’inscrivent dans la logique du protectionnisme exacerbé et des plans quinquennaux. Toutefois, elles bénéficient de marchés publics à l’instar de Tata ou Birla grâce aux Licences Raj. Certes, les licences Raj ont permis la création de champions nationaux mais leur caractère bureaucratique constitue un frein à l’industrialisation de l’Inde puisqu’elles induisent une absence de concurrence interne au pays. La tentative de réforme des années 1980 est rendue caduque par les lois du travail actuelles qui ne cessent de forcer les entreprises au protectionnisme. En 2014, les IDE ne représentent uniquement que 1,5% du PIB contre 4% au Brésil, autre pays faisant face au défi démographique.
Toutefois, près d’un an après son annonce, qu’en est-il réellement du « make in india » ? Ne s’agit-il pas simplement d’une volonté politique nécessaire à l’image de Modi en tant que réformateur plutôt qu’une réalité économique dont les effets bénéfiques peuvent être récoltés par la société indienne ? Prenons un exemple qui montre le paradoxe actuel du « make in India » : le groupe Carrefour est contraint de se limiter à des activités de grossiste (interdiction d’ouvrir des magasins sur le territoire indien) mais simultanément, l’Inde se rapproche de la France pour signer des contrats fondés sur une production aéronautique sur le territoire indien. La première limite au projet indien réside dans les infrastructures. En développant plus de 100 smart cities comme Mahindra et surtout en insistant sur 6 corridors industriels à l’image du corridor Bangalore-Coïmbatore, l’Inde accentue les déséquilibres spatiaux en matière d’industrialisation. L’enjeu est alors de créer un nouveau maillage du territoire après celui façonné par le Royaume-Uni durant la colonisation.
Finalement, on peut se demander si la position indienne n’est pas la réponse au défi posé par le voisin chinois. Conscient de l’aporie d’un duo de leaders régionaux, l’Inde entend proposer un nouveau modèle afin de devancer la Chine. Cependant, comme l’affirme Wing Thye Woo, il est temps pour la Chine de sortir de la trappe des pays à revenus intermédiaires alors que l’Inde doit encore arriver au statut de pays à revenus intermédiaires. Bien que l’Inde possède un potentiel institutionnel supérieur à celui de la Chine via sa structure de marché et sa démocratie politique selon Dani Rodrik, on ne peut dire qu’il suffit à l’Inde d’accentuer ses réformes liées à l’industrialisation pour dépasser la Chine tant l’Inde souffre d’une transition démographique moins ample et plus étalée dans le temps qui lui empêche de mener à bien son projet « make in India ».