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Les enjeux régionaux de l’élection présidentielle au Kirghizistan

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Le 24 novembre, Sooronbay Jeenbekov est officiellement devenu le nouveau président du Kirghizistan, remplaçant à ce poste Almazbek Atambaïev. Membre du parti social-démocrate kirghizstanais (SDPK), il a remporté la victoire avec 54.22% des votes face à son principal adversaire politique Omourbek Babanov (33.49%). L’élection du 15 octobre a eu lieu dans un contexte très particulier où l’ancien président kirghizstanais a provoqué un scandale diplomatique entre le Kirghizistan et le Kazakhstan. Celui-ci a notamment accusé son homologue kazakh Noursoultan Nazarbaïev de l’ingérence dans les affaires intérieures du Kirghizistan suite à une rencontre entre le président kazakh et Omourbek Babanov en septembre, bien qu’une rencontre similaire entre Noursoultan Nazarbaïev et Sooronbay Jeenbekov, candidat désigné par Almazbek Atambaïev, ait eu lieu un mois plus tôt. Ainsi, l’élection présidentielle au Kirghizistan a été accompagnée d’un scandale diplomatique avec le Kazakhstan.

La crise diplomatique suite à l'élection présidentielle au Kirghizistan a mis en cause l'avenir de l'intégration en Asie centrale.

Les conséquences de la crise diplomatique entre le Kirghizistan et le Kazakhstan

Lors de son discours, fait le 7 octobre, Almazbek Atambaïev a fait référence aux liens entre le Kazakhstan et le clan Bakiev, le Kazakhstan et Omourbek Babanov, aussi bien qu’aux questions économiques de l’État voisin et à l’âge de ses dirigeants. Peu après l’élection présidentielle, le parquet kirghizstanais a ouvert une enquête pénale contre Omourbek Babanov pour des incitations présumées à la « haine nationale » et au « renversement de l’ordre constitutionnel » suite à son discours prononcé à Och, une ville à population majoritairement ouzbèke.

Les accusations contre le président Nazarbaïev ont immédiatement eu des conséquences concrètes sur les relations entre les deux États. Un contrôle renforcé des véhicules a été mis en place à la frontière kirghizstanaise, provoquant des embouteillages significatifs et une importante perturbation de la circulation des marchandises. Par la suite, de nouvelles restrictions ont augmenté le trafic de contrebande entre les deux États. En outre, le Kazakhstan a introduit des sanctions, interdisant notamment les importations des produits de plusieurs marques kirghizstanaises de produits laitiers ainsi que l’exportation du charbon vers le Kirghizistan. Ces mesures impliquent pour le Kirghizistan, l’un des pays les plus pauvres de la Communauté des États indépendants (CEI), des pertes économiques importantes, étant donné que le commerce avec et via le Kazakhstan constitue une source majeure de revenus.

L’importance qu’Almazbek Atambaïev a accordée à la rencontre entre Noursoultan Nazarbaïev et Omourbek Babanov et sa posture politique au détriment des intérêts économiques de son État, illustrent le contexte tendu dans lequel l’élection présidentielle a eu lieu. Contrairement aux autres États centrasiatiques où les contextes électoraux sont généralement dénués de toute spéculation quant au nom du futur dirigeant, le Kirghizistan présente un terrain des luttes politiques intenses, mêlées de surcroît aux particularités claniques et relationnelles de la scène politique. L’histoire post-soviétique du Kirghizistan, marquée par deux révolutions de couleurs (la « révolution des tulipes » en 2005 et la révolution de 2010) en est une preuve et la réaction émotionnelle d’Almazbek Atambaïev s’inscrit bien dans ce contexte.

L’avenir de l’intégration centrasiatique mis en cause

Par ailleurs, suite au scandale diplomatique, le Kirghizistan a annulé un accord bilatéral sur l’adaptation de l’économie kirghizstanaise aux normes de l’Union économique eurasiatique (UEE), impliquant une aide financière équivalent à 100 millions USD. Ainsi, Almazbek Atambaïev cherchait à démontrer au Kazakhstan que le Kirghizistan n’avait pas besoin de son aide, celle-ci étant, selon le président, susceptible de porter atteinte à la souveraineté nationale.

La peur de l’ingérence kazakhe, qui semble exagérée dans ce cas précis, reflète la réalité des affaires centrasiatiques et plus globalement eurasiatiques. Depuis la chute de l’URSS, un grand projet d’espace eurasiatique est mis en place sous l’égide de la Russie. Fondée en 2015, l’UEE a pour but de créer une zone économique exclusive afin de faciliter la circulation des biens entre ses États membres. Parallèlement, il existe l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), créée en 1992, qui implique la création de forces militaires communes. Cependant au sein de l’UEE, l’accent est mis principalement sur l’axe Russie-États membres, alors que la question de l’efficacité des rapports entre les États membres eux-mêmes reste entière. La crise diplomatique entre le Kirghizistan et le Kazakhstan le démontre très explicitement. Face aux velléités respectives de la Russie et du Kazakhstan, les deux acteurs les plus puissants dans l’espace eurasiatique, les États plus vulnérables hésitent à s’engager dans une sorte d’alliance, surtout à l’heure du « state building ». Cette donne marque une crise importante de l’intégration centrasiatique de l’UEE et explique la méfiance qui peut exister entre les différents Etats-membres de l’Union.

Aujourd’hui, l’orientation politique du Kirghizistan et sa volonté de coopération avec le Kazakhstan dépendent du président nouvellement élu. Sooronbay Jeenbekov a déjà rencontré Noursoultan Nazarbaïev lors de la réunion de l’OTSC le 30 novembre et les deux présidents ont signé une « feuille de route » qui va permettre de normaliser la situation à la frontière. Alors que le caractère moins impulsif du nouveau président et ses premières déclarations permettent de nourrir l’espoir d’une résolution de la crise actuelle entre les deux États, le règlement des contradictions plus profondes reste en question.

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