L’Extrême Orient russe, la frontière menacée du « plus grand pays d’Asie »
L’Extrême Orient russe – administrativement « district fédéral extrême-oriental » – est le nom donné au tiers oriental du territoire de la Fédération de Russie. Colonisé tardivement – Vladivostok n’est fondée qu’en 1859 -, c’est cet immense territoire qui donne à la Russie sa dimension « eurasiatique » unique, tant vantée par les tenants de l’ « exceptionnalisme » russe. Car depuis le début de l’émergence économique de l’Asie, la Russie se pose opportunément en « plus vaste pays du continent asiatique » et joue à fond la carte de la coopération régionale au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai ou des exercices RIMPAC. Cependant l’Extrême Orient russe (EOR) demeure faible, sous-peuplé et de plus en plus soumis à l’influence chinoise.
C’est une constante dans la rhétorique des administrations Poutine et Medvedev depuis le début des années 2000 : la Russie, dont l’histoire et la culture est largement « européano-centrée », doit devenir une puissance asiatique et accompagner le basculement du centre de gravité économique mondial. Et cette « volte-face vers l’Asie » (povorot na vostok) ne peut que passer par le développement de l’EOR, vitrine de la puissance russe sur le continent. Cependant la région pâtit de handicaps démographiques et industriels certains, qui rendent son exploitation et sa mise en réseau avec le reste de l’Asie difficiles voire dangereux. En effet, avec 1 habitant au kilomètre carré, l’EOR est très loin de rivaliser avec les densités chinoises du Heilongjiang, de l’autre côté de la frontière, qui avoisinent les 90 hab/km². De plus sa topographie, son climat, son manque d’infrastructures de transport et de tissu industriel rendent sa mise en valeur économique très délicate, situation renforcée par les convoitises que suscitent ses richesses en hydrocarbures difficilement exploitables. Il est donc rapidement apparu que le développement de l’EOR devait passer par un effort d’investissement important pour surmonter ces handicaps, effort dont les voisins asiatiques ont bien sûr eu leur part. Ces IDE asiatiques – notamment chinois – qui devaient contribuer à la naissance d’un pôle économique oriental en Russie, sont en fait rapidement devenus sa malédiction : la crise financière que connaissent les deux géants énergétiques russes Rosneft et Transneft en 2010 permit à la Chine, en échange de l’ouverture d’une ligne de crédit de 25 milliards à 6%, de se voir promettre la construction de pipelines reliant les gisements de l’EOR à ses propres provinces du Nord-Est.
La prédation chinoise sur les ressources énergétiques, mais aussi en terres, de l’EOR n’a fait que s’accentuer durant le mandat de Dimitri Medvedev qui a reconnu « associer le développement de l’EOR à celui de la province chinoise du Heilongjiang » en passant des centaines d’accords avec des entreprises chinoises dans l’énergie et la construction. Les tentatives d’ouverture au Japon ou à la Corée se sont heurtées à des différends territoriaux (îles Kouriles avec le Japon) ou tout simplement à un climat économique russe rebutant les investisseurs, laissant l’EOR dans un tête à tête avec la Chine de plus en plus gênant pour Moscou. Le chercheur Stephen Blank a parlé de « colonisation chinoise » pour évoquer cette situation : l’ironie est cruelle pour un territoire qui devait marquer l’irruption de la Russie dans le concert des puissances asiatiques.