La Turquie et le gaz chypriote
La découverte d’importants gisements de gaz en Méditerranée orientale a considérablement modifié la donne géopolitique locale. Alors que la Turquie devrait déployer des soldats en Libye, quels sont les enjeux pour la Turquie en méditerranée orientale ?
La division de Chypre
Chypre a obtenu son indépendance en 1960 du Royaume Uni. L’île comptait une majorité grecque (entre 80 et 90%) et une minorité turque (entre 10 et 20%). L’indépendance a déclenché des problèmes politiques et géopolitiques : alors que la Grèce voulait terminer l’Enosi – réunir tous les Grecs dans un seul et même Etat – la Turquie s’inquiétait du sort de la minorité turque, et du risque d’expulsion comme ce fut le cas dans le Dodecanese en 1946. Bien qu’alliés au sein de l’OTAN, les tensions sont montées entre la Grèce et la Turquie, tandis que le leader chypriote, le Patriarche Makarios, se tournait vers une position tiers-mondiste.
Les nationalismes locaux et les pressions extérieures lui ont laissé peu de marge de manœuvre. En 1974, il est renversé par un coup d’Etat des nationalistes grecs, proches des Colonels qui ont pris le pouvoir à Athènes en 1967. La Turquie réagit immédiatement en lançant l’opération Attila. L’armée turque envahit le nord de l’île, en expulse tous les Grecs et y accueille tous les Turcs chypriotes. En 1981, le leader des Turcs chypriotes, Rauf Denktas, proclame l’indépendance de la République Turque de Chypre Nord, reconnue seulement par Ankara.
L’île est aujourd’hui toujours divisée, mais la situation est très différente. En 2004, Chypre intègre l’Union Européenne, favorisant le développement du Sud, tandis que le Nord reste peu développé. De nombreux colons de Turquie s’installent à Chypre-Nord, les rendant aujourd’hui majoritaires face aux Turcs Chypriotes. Ces derniers semblent favorables à la réunification, comme ils l’ont montré lors du référendum de 2004 ou avec l’élection en 2014 de Mustafa Akinci, pro-réunification. Toutefois, des problèmes subsistent, sur le degré d’autonomie du Nord dans la République de Chypre réunifiée, ce qui explique les difficultés à trouver un accord. La présence de 30 000 soldats turcs est également inacceptable pour Nicosie. C’est dans ce contexte que la découverte de gaz offshore à Chypre (quasi-exclusivement la partie Sud) soulève de nouveaux enjeux.
Rivalités autour du gaz en méditerranée orientale
La découverte du gaz dans l’île divisée a immédiatement posé une question : à qui appartiennent les réserves offshores, et qui peut les exploiter. Les entreprises pétrolières ExxonMobil, Total et Eni ont signé des accords pour extraire le gaz chypriote avec les autorités de Nicosie. La Turquie a pourtant empêché toute exploitation de fait. Ses navires patrouillent dans les eaux territoriales chypriotes et ont déjà bloqué un navire de l’entreprise italienne ENI. La raison évoquée est la non-consultation d’Ankara et de la RTCN sur ces accords. En revanche, la Turquie a commencé des opérations de forage au large de Chypre-Nord, arguant qu’il s’agit de la Zone Economique Exclusive de la RTCN.
Il faut également rappeler la situation géopolitique de la Méditerranée orientale. Depuis 2014, la Grèce, Chypre et l’Egypte coopèrent sur les questions migratoires, sécuritaires et énergétiques. La découverte du gaz a renforcé leur coopération. Israël participe également à la question énergétique, notamment sur la définition des ZEE de chacun des Etats. Le grand exclu de ces discussions est la Turquie, en froid avec chacun de ces Etats. La Turquie est d’ailleurs un grand importateur d’hydrocarbures, mais très faible producteur, ce qui lui met une pression énergétique importante. De leur côté, les Etats-Unis et l’Union Européenne ont également haussé le ton face à Ankara. Les Etats-Unis ont notamment levé l’embargo sur la vente d’armes à Chypre Sud le 17 décembre 2019. De son côté, la France participe a des exercices militaires avec la marine chypriote.
Le renforcement de l’étau turc
Fin 2019, Ankara annonce avoir signé un accord avec le Gouvernement d’Union Nationale libyen sur la délimitation des zones maritimes. L’accord permet également à la Turquie d’envoyer des soldats turcs en Libye, à la demande des autorités libyennes. Le 2 janvier, le Parlement turc autorise ce déploiement, militarisant davantage la Méditerranée orientale. L’accord s’est fait sans la consultation des autres pays méditerranéens et viole les ZEE reconnues de la Grèce et de Chypre. Erdogan a d’ailleurs lié l’accord à la définition d’une meilleure ZEE turque en Méditerranée (et donc ses ressources), ne se limitant au seul golfe d’Alexandrette. Cet accord renforce donc plus encore les tensions entre la Turquie et ses voisins. L’Union Européenne a déjà condamné l’initiative unilatérale turque sur l’ensemble de la zone.
Le Président de la RTCN, Mustafa Akinci, a quand à lui critiqué la position turque. Les relations entre Erdogan et Akinci ont souvent été difficiles : Akinci veut la réunification chypriote, quitte à s’éloigner de l’influence turque, ce qui est inacceptable pour Ankara. La question du gaz chypriote a envenimé les négociations pour la réunification chypriote, la Turquie augmentant ses conditions. La position belliqueuse turque pose donc problème à l’agenda politique d’Akinci, alors que les prochaines élections en RTCN auront lieu courant 2020.
Sources
Yoann Kassianides, La politique étrangère américaine à Chypre, 1960-1967, L’Harmattan, 2005
George Mikhail, Turkish-Libyan security, maritime deals spike tensions, Al Monitor, 17 Décembre 2019
Diego Cupolo, As EU mulls response, Ankara doubles down on Libya accords, Al Monitor, 11 Décembre 2019