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Le Shahed-136 ou la prolifération mondiale d’une arme de terreur bon marché

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La scène est désormais familière dans une Ukraine accoutumée à trois ans de guerre totale : un son de moteur à piston rauque fend l’air. Des tirs d’armes légères se font entendre. Puis, une explosion. Que le Shahed-136 ait ou non atteint sa cible, l’essaim auquel il appartenait a coûté bien plus au défenseur qu’à l’attaquant.

Entre drone et missile de croisière

Drone anti-radar Harop exposé sur un stand d'IAI.
Drone anti-radar Harop.

Les drones armés ont fortement gagné en visibilité ces dernières années mais ils ne sont guère une nouveauté. Dès 2001, les États-Unis réalisent la première frappe létale à partir d’un MQ-1 Predator. Le MQ-9 Reaper, son successeur, est mis en service en 2007 et ses performances ainsi que la nouvelle capacité militaire qu’il offre en termes de renseignement et de frappes dans la profondeur lui vaut d’être acquis par la France et de mener des opérations de combat au Sahel. Mais il s’agit alors de systèmes onéreux et complexes, nécessitant toute la logistique matérielle et humaine d’un avion de combat. Combinés à une politique d’exportation particulièrement restreinte, ces systèmes d’armes demeurent le monopole de quelques grandes puissances. 

Des drones de plus petits formats et utilisés comme consommables, nommés munitions rôdeuses ou drones kamikazes, sont développés en parallèle par des puissances régionales. Les drones Harop d’IAI connaissent leur heure de gloire pendant la guerre du Nagorno-Karabakh. Ils permettent de neutraliser la défense anti-aérienne adverse à l’échelle tactique avec le procédé suivant : envoyé dans une zone prédéfinie dans laquelle l’on soupçonne des moyens de défense anti-aérienne adverses, le drone attend passivement de capter une onde radar ; une fois l’onde ressentie par ses capteurs, une série de processus automatisés s’enclenche conduisant le drone à se diriger de manière autonome vers la source d’émission et donc de frapper directement le radar. Cependant, ces armes ont un rayon d’action très faible du fait de leur compacité et de la taille de leur réservoir. 

Une autre révolution se joue face au berceau levantin des premiers drones kamikazes modernes. Initiée par l’Iran, des plateformes légères de type aile volante, de plus grande envergure et propulsées par un petit moteur à piston peuvent couvrir une large distance et permettent également de frapper dans la profondeur. Si le précurseur Shahed-131 n’emportait que 15 kilogrammes (kg) d’explosif sur environ 900 kilomètres (km), son successeur, le Shahed-136, peut parcourir plus de 2000 km  avec 40 kg d’explosif. Fonctionnant avec des composants mécaniques copiés, son développement correspond aux impératifs iraniens dans un contexte de sanctions mondiales et de tensions régionales. 

Aux drones de type Moyenne Altitude Longue Endurance (MALE), le Shahed emprunte le rayon d’action ; aux munitions rôdeuses plus sophistiquées, il reprend leur statut de consommable. Bien qu’il soit suspecté de pouvoir rôder et frapper des cibles d’opportunité, le Shahed-136 est utilisé de manière optimale en essaim sur des coordonnées GPS préprogrammées

Le Shahed-136 : arme d’attrition et de terreur

Un Geran-2 abattu près de Kyiv en 2023.
Un Geran-2 abattu près de Kyiv en 2023.

Apparaissant progressivement sur le théâtre ukrainien en 2022, le Shahed-136 est renommé Geran-2 par l’armée russe. Celle-ci remplace certains composants électroniques par des variantes domestiques. Cela permet de l’intégrer sur le réseau satellite russe GLONASS (auparavant basé sur le réseau satellite Iridium). Suivant les accords avec l’Iran, une production locale est également mise en place.

Les Geran-2 se sont surtout illustrés en Ukraine pour leurs attaques en essaim sur l’infrastructure énergétique ukrainienne durant l’hiver. Face à l’impasse des armes depuis 2022, il est possible que la Russie cherche ainsi à retourner la société civile contre les autorités en s’attaquant à ses besoins vitaux de manière récurrente. 

L’utilisation de ces essaims contraint le défenseur à un dilemme moral et capacitaire. Pour contrer ces attaques, l’utilisation d’armes sophistiquées telles que les Patriot ou des missiles air-air représentent la meilleure parade. Mais ces systèmes sont coûteux et leur faible nombre les rend précieux. L’attrition de la défense aérienne permet à davantage de drones d’atteindre leurs cibles. Ou de frapper des zones résidentielles, intentionnellement ou non. Elle permet également d’ouvrir la voie à de véritables missiles de croisière emportant une charge explosive plus élevée et sensiblement plus performant en termes de navigation et de précision, faisant d’eux une menace majeure pour des cibles à haute valeur comme les centres de commandement et de contrôle des forces. 

Si le Geran-2 est devenu une arme symbolique de la guerre en Ukraine, le Shahed-136 entre peu après dans l’Histoire. Dans la nuit du 13 au 14 avril 2024, la République islamique d’Iran lance une attaque massive sur Israël. Des dizaines de missiles de croisière et de missiles balistiques sophistiqués ont été interceptés ou bien sont parvenus à frapper l’État hébreu. Mais l’exploit se trouve ailleurs. L’assaut a été accompagné de plus de 170 drones Shahed. Soit la plus grande attaque coordonnée de drones de l’Histoire

Shahed-136 et Geran-2 : les germes de la prolifération

Tir d'un missile Tamir du Dôme de fer israélien. Le bouclier anti-missile est performant contre les drones, tant qu'il possède des munitions.
Tir d’un missile Tamir du Dôme de fer israélien.

Le retour de la guerre de conquête en Europe a accéléré la diffusion des drones iraniens et d’une nouvelle forme de frappe dans la profondeur. Le bouleversement géopolitique ne se limite pas à cette invasion. Il se manifeste  aussi dans le besoin pour la Russie de solliciter l’aide de nations soumises à des sanctions internationales. Nommément l’Iran et la Corée du Nord.

Si les attaques d’essaims sur l’Ukraine et Israël ont eu peu d’effet, ce qui s’apparente à un échec est à nuancer. Ces pays ont su développer une culture de résilience qui ne se retrouvera pas nécessairement au sein d’autres nations. Surtout, ces attaques relativisent la supériorité technologique des grandes puissances et du pari d’investir dans une armée moderne dont le format réduit serait compensé par quelques systèmes d’armes hautement sophistiqués. Il est désormais possible pour des puissances régionales, ou sous sanctions, de les attaquer. Si l’attaque échoue, elle aura eu le mérite de contraindre le défenseur à utiliser des armes onéreuses, ce qui peut s’apparenter à une forme de victoire lorsque le rapport de force est d’emblée déséquilibré. Le Dôme de fer, malgré son efficacité et la prouesse technologique qu’il représente, s’est retrouvé débordé face aux essaims tant et si bien qu’il a été nécessaire de faire décoller des chasseurs et de recourir à des forces alliées pour alléger la pression logistique qu’il a subi. 

L’acquisition de Geran-2 par la Corée du Nord représente un bouleversement régional majeur. La Corée du Sud s’est certes préparée à une possible attaque de missiles de la part de son voisin du nord : le pays dispose ainsi du Korea Air Missile Defense System (KAMD), du Terminal High Altitude Area Defense (THAAD) et de batteries Patriot ; des systèmes qui seraient certainement utilisés pour défendre une population grandement urbanisée face aux essaims de drones. Mais, ce faisant, contraint par la morale et l’éthique de défendre sa population face aux essaims de drones dont l’imprécision les rend peu discriminatoires envers leurs cibles finales, le pays épuiserait ses moyens de défense et augmenterait ainsi graduellement sa vulnérabilité à une seconde phase offensive de la part de l’adversaire. La voie des airs serait alors ouverte pour des missiles nord-coréens beaucoup plus destructeurs et précis, dont les cibles à haute valeur ajoutée ne seraient plus les zones résidentielles mais l’infrastructure énergétique et militaire du pays ainsi que les points névralgiques de la chaîne de commandement militaire et politique du pays.

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