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Turquie : Quo Vadis ? Par Tancrède Josseran

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C’est la question que pose Charalambos Petinos dans son dernier ouvrage sur la Turquie de Recep Tayyip Erdogan (Où va la Turquie d’Erdogan ? Autoritarisme, nationalisme, islamo-conservatisme, Editions Variations, p.153 15 euros). L’auteur brosse le portrait d’un pays qui s’est hissé en quelques années à la pointe des nations émergentes. En effet, jusqu’à la fin du XXe siècle, le kémalisme reste la boussole d’Ankara. Les Turcs vivent dans le culte de l’homme nouveau sculpté par Mustapha Kemal (1880-1938). Un homme laïc qui regarde en direction de l’Occident. L’arrivée du Parti de la Justice et du Développement (AKP- Adalet ve Kalkınma Partisi) au pouvoir bouleverse la donne. A partir de 2002, les islamo-conservateurs impriment leur marque. La Turquie redécouvre ses racines, celle d’une puissance sans complexe. Charalambos Petinos, traite tour à tour des relations turco-européennes, du virage autoritaire d’Erdogan et enfin de la Turquie dans son environnement régional. Ce chapitre est sans doute le plus abouti. A lui seul, il permet d’embraser les grandes ruptures intervenues en quelques années.

Quand le monde bascule

« Où va la Turquie ? Né-ottomanisme et islamo-conservatisme » de Charalambos Petinos

La Turquie à l’image du monde a changé de visage. A l’aube de l’an 2000 lorsque Ankara s’engage sur le chemin de l’adhésion à l’Union Européenne, l’Occident domine sans partage la planète. L’Europe apparaissait au regard de nombreux turcs comme l’horizon indépassable du progrès et de la prospérité. Or, deux décennies plus tard tout a été bouleversé. La diplomatie turque a troqué un axe est-ouest unipolaire contre un axe nord-sud multipolaire. Aujourd’hui, elle frappe à la porte du groupe de Shanghai (Chine, Russie, Inde, Pakistan, pays d’Asie Centrale) et achète des armes à Pékin. Tout comme la Chine, l’Inde, la Russie, la Turquie renoue avec son passé : l’Islam et le souvenir de l’Empire Ottoman. Certes, l’Occident reste un partenaire de premier ordre avec lequel il faut entretenir des rapports réalistes. L’ancien monde demeure la porte ouverte sur un capital technique, scientifique, économique irremplaçable.

Toutefois, le monde occidental n’est plus la référence ultime en toutes choses. Chaque civilisation a le droit de se développer en fonction de sa propre histoire, de ses propres traditions. Les grands canons universalistes hérités des lumières passent en arrière plan. En somme résume Charalambos Petinos, « L’Occident devrait comprendre qu’il n’y a pas qu’une seule conception des droits de l’homme dans le monde. C’est clair net et précis : à coté de la conception occidentale des droits de l’homme il y en a au moins une autre, la conception religieuse et islamiste des droits de l’homme… ».

Défaire Sykes-Picot

L’axe du monde a basculé. Erdogan juge que la planète est entrée dans une ère post-américaine. La politique d’Ankara s’adapte en conséquence. Elle rejette donc l’aspect mécanique de l’alliance occidentale et l’alignement en toutes circonstances. L’OTAN rétrograde d’alliance aux intérêts partagés au rang d’outil dont il s’agit exploiter les avantages. L’intérêt national prime avant tout.

Au Moyen-Orient le retrait occidental annonce un nouvel ordre. La Turquie veut une fois pour toute enterrer les accords Sykes-Picot (1916). La carte dressée à Paris et à Londres aurait emprisonné les peuples de la région dans des Etats-nation artificiels. Cent ans après, c’est à Astana, au cœur de l’Asie Centrale que se redessine l’Orient. Russes, Turcs, Syriens, Iraniens discutent loin des chancelleries occidentales de l’avenir de la Syrie. Mais au préalable rien n’aurait été possible sans un accord turco-russe. La Turquie en échange du tarissement de son soutien aux rebelles syriens a obtenu une zone d’influence au nord de la Syrie. « Ce que les Américains n’ont pas donné à Erdogan, la Russie le lui fournit sur un plateau » constate Charalambos Petinos.

Ainsi, poursuit l’auteur « les Turcs cessaient de soutenir les groupes islamistes qui tenaient la partie orientale d’Alep permettant la prise de la ville par les forces d’Assad soutenues par la Russie ; de leur côté, les Russes permettaient l’invasion turque. Les deux pays (Russie et Turquie) sortant gagnants, la Russie contrôle la ville symbolique d’Alep et elle est plus que jamais l’acteur majeur dans le conflit syrien et la Turquie empêche la jonction des deux régions kurdes de Syrie mettant un terme aux velléités de création du Rojava au nord de la Syrie, pratiquement sur toute la longueur de la frontière syro-turque. Les Kurdes sont de nouveau les vrais perdants ».

Retour en Anatolie ?

La Turquie a fait une croix sur le rêve d’un Moyen-Orient s’arrimant à Ankara dans le sillage des Printemps Arabes. L’échec à Tunis, Tripoli, et Damas des partis frères de l’AKP est sans appel.
Désormais, les priorités sont nationales. Il faut sanctuariser le pré carré anatolien et empêcher à tout prix la création d’une région autonome kurde en Syrie. Du point de vue d’Ankara, l’existence d’une enclave sous contrôle du PYD (la branche syrienne du PKK-Parti des Travailleurs du Kurdistan) rendrait caduque l’existence de la République turque. Elle prouverait aux 20 millions de Kurdes de Turquie qu’une existence nationale en dehors de la République est possible. Aussi souligne Charalambos Petinos, l’Etat islamique pour Ankara n’a jamais été un problème stratégique, tout juste tactique. En 2015, en « une semaine, l’aviation turque a effectué trois raids contre l’Etat islamique et quatre cent contre les Kurdes ».

Certes, la tonalité de l’ouvrage peut sembler parfois polémique, toutefois, il est une mine d’informations sur un sujet capital pour l’avenir de l’Europe. La Turquie s’achemine vers un monde post-occidental. Elle a largué les amarres d’avec l’ancien monde et vogue désormais en direction du soleil levant.

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