Irak

« Daech existe toujours contrairement à ce qu’on a pu en dire »

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Aya Mcheimeche est analyste en relations internationales et diplômée d’un master sécurité et défense de l’IRIS-Sup. Son ouvrage, Armes 2.0 : le pouvoir des mots, est une consécration de son mémoire dédié à la communication de Daech. Pour sa réalisation elle a analysé l’ensemble des numéros de Dabiq, la revue de l’Etat islamique

Daech a usé d'une communication bien rodée grâce à sa revue dont la présentation est comparable à celle de l'Obs
L’ouvrage d’Aya Mcheimeche est une analyse de la revue Dabiq de l’Etat islamique

Pourquoi avoir choisi le sujet de la communication de l’Etat islamique, Daech, pour votre ouvrage, Armes 2.0 : le pouvoir des mots ?

Aya Mcheimeche : Tout d’abord, mon ouvrage est une consécration de mon mémoire. L’écriture en avait été compliquée, due au sujet traité, très dur psychologiquement. Ce n’est pas un thème lambda. L’envie d’écrire sur ce sujet est venue après deux attentats, l’un en France l’autre au Liban, mes deux pays d’origine. Or ces attentats étaient commandités par l’Etat islamique, qui décrivait un aspect de l’islam que je n’avais jamais rencontré alors que je viens d’une famille musulmane, très croyante et très pratiquante. Comme je ne comprenais pas leur point de vue, j’ai commencé à m’y intéresser. J’ai découvert une communication très bien rodée et très bien écrite, qu’il m’a paru important d’étudier.

Comment avez-vous pu faire, techniquement, pour consulter ces publications de l’Etat islamique. Êtes-vous désormais fichée par les services de renseignement français ?

Non je ne suis pas fichée. Tout d’abord mon directeur de mémoire, François-Bernard Huygues, ainsi que mon école, l’IRIS Sup, ont contacté un service de la Direction Générale à la Sécurité Intérieure (DGSI) qui est en charge de signaler les personnes qui vont effectuer des recherches sur des sites peu fréquentables pour des raisons académiques. Au final, je n’ai pas tellement eu à le faire, car les revues et les vidéos sont en libre service sur un site britannique, Jihadology, créé pour favoriser la recherche sur ces questions.

Pouvez-vous revenir sur les techniques de communication de l’Etat islamique. En quoi s’inspirent-t-elles des codes journalistiques ou même cinématographiques occidentales ?

D’un point de vue visuel, ces revues ressemblent à n’importe quelle revue occidentale. Cela pourrait être la une de l’Obs ou du Times. Par exemple, au lendemain des attentats du 13 Novembre, la première de couverture de leur revue est presque identique à celle de l’Obs. Les codes visuels sont similaires et ce n’est finalement pas étonnant. En effet, ces revues sont largement rédigées par les combattants étrangers de l’Etat islamique, ils sont habitués à ça, ils ont grandi dans ces codes. En termes d’écriture, de contenu, ce n’est pas brut, c’est facile à lire. Elles sont constituées de reportages, de publicités, d’anecdotes, de témoignages. Les vidéos sont plus inspirées du cinéma et du jeu vidéo. Elles sont très violentes mais esthétisées. Il y a une vraie réflexion sur les cadres choisis, la façon de filmer les protagonistes, c’est très théâtral. Leur qualité fait finalement très jeu vidéo : ce sont des exécutions avec beaucoup de monde, beaucoup de sang. Ils sont finalement les enfants de Tarantino, avec la même esthétisation de la violence. Du coup, c’est fait parce que ça choque moins. C’est aussi une question de public ciblé, ces vidéos sont faites pour persuader des personnes de venir combattre en Irak et en Syrie, alors que les revues sont plus intellectuelles. Ils cherchent par la revue à recruter des personnels plus qualifiés, comme des médecins, des avocats, des juges. Ce n’est effectivement pas le même public.

Pouvez-vous revenir sur les parallèles faits par Daech entre leur exercice du pouvoir et celui du Califat historique ?

Il n’y a finalement pas tant de parallèles que ça. En fait ils ne glorifient pas le califat historique car ils considèrent que ce sont des gens qui ont échoué. Ils reprennent les mêmes codes en revanche, notamment pour l’organisation du pouvoir. Ils vont plus loin que les califats médiévaux sur la place des musulmans dans la société. Les califats historiques acceptaient la présence d’autres communautés sur leur territoire. Ils avaient un statut protégé, « les Gens du Livre ». Ce n’est pas ce que fait l’Etat islamique. Les codes hiérarchiques sont présents, le calife est à la tête de l’Etat. Abu Bakr Al Baghdadi, lors de son discours à Mossoul en 2014 a eu le même discours qu’Abu Bakr, l’un des premiers califes musulman à l’époque médiévale. Ils reprennent des codes mais pas le modèle nécessairement.

Comment Daech fait il sa promotion, tant celle de son action à l’étranger qu’à l’intérieur de son territoire ?

La promotion de son action se fait par les réseaux sociaux. Je n’analyse pas vraiment ça dans mon livre, car beaucoup d’études ont déjà été faites sur la question. Ensuite, il y a les vidéos, revues. L’Etat islamique utilise également beaucoup leurs cellules dormantes ou actives à l’étranger. A chaque attentat par exemple, le terroriste est obligé de faire une vidéo pour dire qu’il fait ça au nom de l’Etat islamique, c’est une obligation. Au sein de leur territoire, leurs troupes sur place étaient utilisées, les revues étaient distribuées en papier. Un défilé était organisé après chaque attentat, même si cet attentat avait lieu en Irak ou en Syrie. S’ajoute à cela beaucoup de reportages pour montrer les actions de l’Etat islamique sur son territoire.
Daech n’hésitait pas non plus à embaucher les femmes. Les premières à avoir épousé des combattants de l’Etat islamique portent des armes et tournent dans les villes pour contrôler ce qui se passe, notamment les autres femmes. Tout le monde a son utilité dans l’Etat islamique. Ils font participer tout le monde, tentant d’impliquer toute la communauté.

Comment s’opère la critique des régimes occidentaux par Daech ?

L’Etat islamique tente une destruction de réputation. Ils procèdent à une critique point par point, en quoi l’Etat occidental ne fait pas le poids contre Daech, et ne fait pas ce qu’il faut pour un musulman, sunnite bien entendu, pour qu’il soit un bon musulman. Il explique ça par l’Etat, par la finance, le capitalisme, l’éducation. La laïcité est particulièrement visée, décrite comme la plus grande erreur de l’être humain. Ils démontrent point par point que la charte de la laïcité est faite pour s’éloigner de la religion. Selon Daech, mettre ses enfants dans le système éducatif occidental c’est les éloigner de Dieu, les tourner en mécréant. Le racisme des Etats occidentaux est également pointé du doigt, leur islamophobie. La participation au capitalisme est également dénoncée. De fait, rester sur le territoire occidental est une trahison. Tout bon musulman doit rejoindre le territoire du Sham (Le Levant en arabe, territoire de la Grande Syrie). En clair, il s’agit de démontrer que l’Etat occidental ne convient pas au musulman. Il s’agit de convaincre, pas de persuader, ce n’est pas un réquisitoire ultra violent, il appelle à l’esprit critique.

Pouvez-vous revenir sur ce que vous appelez la bataille des idées ?

Combattre militairement Daech, certains considèrent qu’on a réussi et techniquement, c’est vrai. Raqqa et Mossoul, les grandes capitales de l’Etat islamique sont prises. A quel prix je ne sais pas. Le combat des idées c’est que si on se focalise uniquement sur le plan militaire on oublie ce qu’est Daech. Or, avant tout, Daech est une idée. Dans une contre-propagande que l’on pourrait mettre en place, il faut s’attacher à contrer les idées. Daech était la dernière grande menace, mais si on ne contre pas l’idée elle-même, ce groupe sera remplacé par un autre. Quand Daech vient présenter des faux versets du Coran ou envahi Twitter de tweets encourageant à les rejoindre, il faut noyer le poisson. Au lieu que ça sorte comme quelque chose d’extraordinaire ou d’unique, si on aborde frontalement ces questions, qu’on ouvre le débat, peut être que leurs idées ne seront plus uniques. On peut décrédibiliser leurs idées en démontrant qu’elles sont fausses. Un président français ou des Etats-Unis qui dit que l’Etat islamique n’est pas musulman, il n’a pas de légitimité à le faire, pour les personnes susceptibles de rejoindre les rangs de Daech. Il faut parler leur langage, et promouvoir des imams sunnites qui critiquent l’Etat islamique, car lui a cette légitimé. Seul un imam sunnite peut expliquer religieusement pourquoi Daech a tort. Un imam chiite ne peut évidemment pas le faire car il sera immédiatement perçu comme mécréant. On ne peut pas mener ce combat uniquement par les armes. Personne n’aime les prêcheurs armés.

Les armées syriennes, russes et irakiennes ont été promptes à annoncer la défaite militaire de Daech. Peut on craindre une résurgence ? Est ce que Daech demeure une entité à craindre ?

Daech existe toujours contrairement à ce qu’on a pu en dire. Il a perdu Raqqa, Mossoul, certes, et c’est important, il s’agissait de capitales et le centre de publication des revues était à Raqqa. Il n’y en a donc plus eu depuis Novembre 2017. Toutefois, cela ne veut pas dire que l’Etat islamique est mort. Le problème c’est qu’ils se sont déplacés. Leur nouveau fief est en Afghanistan. On en parle moins, car médiatiquement l’opinion publique a compris que l’Afghanistan était un pays instable dans lequel se trouvent de nombreux terroristes. Daech se trouve également dans les Philipines. Il y a également une cellule bien active en Libye. Il est peu probable qu’il redevienne aussi puissant que ce qu’il était au Sham et en Iraq certes, les cellules sont trop dispersées, moins compactes. Néanmoins, je pense que dans quelques temps il y aura un autre groupe qui émergera, profitant de l’instabilité d’un autre pays, en Asie, ou au Yémen. Daech n’était finalement qu’une version plus redoutable qu’Al Qaida, alors peut être qu’on aura une version encore plus redoutable que Daech à l’avenir. Une version qui bénéficiera des acquis du précédent, notamment en terme de communication. Daech et Al Qaida ne sont pas morts.

Vous vous montrez critique sur les centres européens de déradicalisation dans votre livre. Pourquoi ?

Je ne suis pas critique, mais c’est la façon dont sont perçues ces personnes qui me dérange. La radicalisation n’est pas une maladie, c’est une idée politique, malheureusement, pour laquelle on se bat. Ce ne sont pas des fous à enfermer à l’asile, c’est un moment de leur vie où ils n’avaient rien à perdre. Ce sont des personnes qui avaient perdu leur sentiment d’appartenance à la société dans laquelle ils vivaient. Daech proposait amis, famille, pouvoir, femmes et enfants. Il y a donc tout à gagner ailleurs, alors on y va. Non je me pose la question du fonctionnement de ces centres et comment les personnes radicalisées y sont perçues. On revient également à la question de la légitimité : qui donne les « cours » de « déradicalisation » ? Qui ouvre ces centres ? Beaucoup de questions entrent en jeu. Le terme de « déradicalisation » me dérange et pose de vrais questionnements sémantiques.

L’ouvrage ne sera disponible en libraire qu’à partir du mois de janvier 2019. Il est cependant disponible actuellement sur le site internet de Valeur Ajouté Press.

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Naël DE LA SAYETTE

Consultant en diplomatie d'affaires et intelligence économique, Naël de La Sayette est spécialisé sur les questions moyen-orientales. Il a rejoint Les Yeux du Monde en 2016.

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