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Syrie : Anatomie d’une guerre civile – Adam BACZKO, Gilles DORRONSORO et Arthur QUESNAY – Fiche de lecture

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Syrie : Anatomie d’une guerre civile, Adam BACZKO, Gilles DORRONSORO et Arthur QUESNAY, CNRS Editions, 2016, 416 p.

Paru en 2016, ce livre est le fruit d’un travail collectif de recherche apportant un éclairage inédit sur la guerre civile syrienne. Loin des grandes analyses géopolitiques, les auteurs fondent ici leurs hypothèses sur une enquête sociologique rigoureuse, nourrie d’une importante série d’entretiens réalisés sur le terrain entre 2012 et 2013.

Dans un premier temps, les auteurs retracent les origines profondes et immédiates du conflit. Si la révolution syrienne s’inscrit dans la continuité du Printemps arabe, son déclenchement est néanmoins le fruit de tendances historiques propres au régime alaouite. Le mécontentement de la population a été alimenté par un désengagement constant de l’Etat qui s’est traduit par une faiblesse des services publics et des institutions, en particulier dans les régions périphériques. Le régime syrien s’apparente en fait à un Etat policier pratiquant une surveillance généralisée tout en étant incapable d’administrer l’intégralité du territoire. Dans ce climat de persécution envers toute forme de dissidence, les institutions sont étroitement surveillées et ne peuvent servir de relais efficace pour la contestation. Ce sentiment d’abandon, associé à une précarité élevée, a contribué à creuser le fossé entre la minorité au pouvoir et les classes moyennes et populaires. Pour garantir sa survie, le régime n’a pas hésité à renforcer la communautarisation de la société. Les tensions entre les différentes communautés se traduisent par des comportements d’endogamie et une faible mixité sociale et spatiale. Le pouvoir alaouite s’est efforcé de maintenir un équilibre précaire entre les différentes communautés en donnant des gages tantôt aux chiites, tantôt aux sunnites. L’ethnie des alaouites ne bénéficie d’ailleurs pas d’un traitement préférentiel. Cette minorité est néanmoins surreprésentée au sein des institutions de sécurité syriennes du fait de sa fidélité.

C’est dans ce contexte qu’intervient en mars 2011 les premières manifestations de masse contre le pouvoir de manière spontanée sans un encadrement par des organisations. Le soulèvement soudain de la société syrienne – d’ordinaire peu politisée – est un effet du Printemps arabe. Un mouvement de solidarité et d’identification aux révolutionnaires étrangers naît avec la vague qui balaie les dictatures en Egypte, en Libye et en Tunisie. Au début de la révolution syrienne, contrairement à ce qui a pu être dit, les revendications, dans un élan unanimiste et pacifiste, traversent les clivages communautaires. L’analyse des slogans des premières heures de la révolution (« Uni, uni, uni, le peuple syrien est uni ») est révélatrice de la construction d’une identité collective en opposition au pouvoir baasiste. Néanmoins, la particularité du cas syrien réside dans l’inadaptation du mode opératoire employé en Egypte ou en Tunisie. En effet, la brutalité de l’appareil sécuritaire syrien exige une adaptation de la contestation. Les auteurs évoquent ainsi une « révolution d’anonymes » évoluant dans de petits groupes militants où Internet et les médias internationaux jouent un rôle structurant décisif dans l’uniformisation du mouvement. Le peuple se dote de ses propres institutions révolutionnaires et services publics là où le régime est absent. La phase pacifique de la révolution se heurte à une répression féroce de la part du régime qui n’hésite pas à tourner les armes et à pratiquer systématiquement la torture contre le peuple. C’est alors que s’engage la radicalisation de la révolution, qui est d’ailleurs encouragée par le régime, afin de discréditer et de diviser les contestataires. Malgré la naissance de l’Armée syrienne libre (ASL), la militarisation de la révolution fait l’objet d’importantes dissensions entre les différentes unités militaires qui poursuivent parfois des objectifs bien distincts et recherchent chacune des financements extérieurs. L’internationalisation a contribué à déposséder la révolution de ses objectifs initiaux et une diversité d’enjeux s’est greffée au conflit. De l’opposition entre la Russie et les Etats-Unis, à la lutte pour l’hégémonie régionale entre l’Iran et l’Arabie Saoudite en passant par la crise des réfugiés ou encore la question de l’Etat islamique et celle d’un éventuel Etat kurde, la guerre est très vite devenue l’objet d’intérêts contradictoires et inconciliables. La constitution d’un pôle chiite (Syrie, Iran, Hezbollah) face aux pays du Golfe s’est traduite en Syrie par une exacerbation du clivage entre chiites et sunnites. Si dans un premier temps, les références au discours religieux ont permis le rassemblement des différentes communautés face au pouvoir, l’usage de l’islam accélère dans un second temps la division et la radicalisation du mouvement. Comme le souligne les auteurs, « l’islam devient l’élément incontournable de tout positionnement idéologique et définit l’espace de l’action légitime ». Cet usage de l’islam s’explique par le besoin de financements étrangers, la peur de la mort mais aussi par la récupération d’un imaginaire et d’une esthétique du jihad, employés sur d’autres théâtres d’opération. Les institutions révolutionnaires sont rapidement concurrencées par des groupes comme Ahrar al-Cham ou Jabhat al-Nosra qui empêchent une action commune contre le régime. C’est aussi le cas des kurdes ou de l’Etat Islamique qui poursuivent leur propre agenda contribuant ainsi à affaiblir l’insurrection.

 

La dernière partie de l’ouvrage s’intéresse à l’adaptation de la société à la guerre. Le conflit a entraîné de nouvelles formes de socialisation où le capital révolutionnaire détermine l’accès à des fonctions dans les institutions. C’est ainsi que les classes moyennes sont les plus représentées alors que l’élite assure essentiellement la représentation de la révolution à l’étranger. La guerre a également bouleversé la condition de la femme en Syrie. Si la militarisation du conflit a provoqué la formation d’un milieu très masculin, la guerre a été pour de nombreuses femmes un moyen d’émancipation alors que l’engagement politique des femmes avant le conflit restait très faible. Enfin, la guerre a profondément bouleversé les équilibres communautaires d’un pays divisé entre quatre territoires politiques. L’appartenance ethnique est devenue centrale dans la formation des différentes communautés qui assurent leur survie en augmentant les discriminations vis-à-vis des autres communautés et la violence devient ainsi le mode de dialogue préférentiel entre les différents groupes. Cette fragmentation identitaire de la Syrie rend peu probable la reconstruction d’une Syrie unie et apaisée tant la guerre a favorisé la communautarisation de la société.

 

En définitive, cet ouvrage offre des clés de lecture très pertinentes sur le déclenchement et l’évolution du conflit en Syrie. En évitant le prisme identitaire, les auteurs démontrent que la communautarisation de la société est davantage la conséquence de la guerre que la cause du conflit.

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