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Interdiction de Telegram en Russie : recherche d’un équilibre entre liberté de correspondance et sécurité nationale

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Depuis le lundi 16 avril, l’application Telegram n’est – officiellement – plus accessible aux citoyens russes. En réalité, ils arrivent toutefois à s’y connecter via des VPN. Précédemment, le Roskomnadzor (Service fédéral de supervision des communications russe) avait demandé au fondateur de Telegram Pavel Dourov [1], de délivrer au FSB (Service fédéral de sécurité) les clés de chiffrement des conversations de ses usagers. Suite au refus du créateur de la messagerie, le Roskomnadzor a décidé d’interdire Telegram sur le territoire national.

Les lois contre-terroristes

La troisième application de messagerie la plus populaire en Russie – après WhatsApp et Viber – avec 15 millions d’usagers, est ciblée par les services de l’État depuis 2016 [2]. En juillet 2016, ont été adoptées des lois contre-terroristes dites les « lois Yarovaya » qui imposaient un nouveau règlement vis-à-vis des messageries et des réseaux sociaux opérant sur le territoire russe. Ceux-ci étaient désormais obligés de stocker le contenu des conversations de leurs usagers et de fournir les clés de chiffrement à la demande des services de sécurité pour qu’ils puissent accéder aux informations cryptées. Les nouvelles conditions imposées par des services de l’État russes ont été motivées par des soucis de sécurité, notamment suite à l’attentat à Saint-Pétersbourg d’avril 2017 qui, d’après le FSB, avait été organisé via Telegram. Cependant, Pavel Dourov s’est montré sceptique devant une telle conclusion, considérant que par le prétexte de sécurité, le FSB cherchait à contrôler les correspondances privées des citoyens russes.

La lutte contre le terrorisme dans le cyberespace

Depuis la désintégration de l’URSS, la Russie a été victime d’attentats sanglants à plusieurs reprises. Aujourd’hui, la lutte contre le terrorisme fait partie de sa stratégie nationale de sécurité. Cette guerre asymétrique s’est déployée en Russie sur plusieurs fronts. En plus des opérations régulières des forces de sécurité à l’intérieur du pays, principalement dans les républiques caucasiennes, les services de sécurité russes sont actifs à l’étranger, notamment en Asie centrale et en Syrie, où ils combattent l’État islamique.

En parallèle du développement des systèmes de communication de plus en plus sophistiqués, la lutte contre le terrorisme est sortie de la logique uniquement militaire et s’étend désormais jusqu’au cyberespace. Les réseaux sociaux et les messageries ont aujourd’hui des outils puissants, à disposition des mouvements politiques et civils, mais aussi des groupes criminels. Dans cette perspective, ils posent un dilemme à l’État et à la société. Si du point de vue des services de sécurité, ils facilitent la communication et la coordination des réseaux terroristes et pèsent ainsi une menace à la sécurité du pays, pour leurs usagers, l’Internet présente un espace de liberté, dépourvu du contrôle de l’État. Trouver un équilibre entre la liberté de correspondance et la sécurité face au terrorisme n’est pas facile. Des pratiques différentes, auxquelles recourent les gouvernements, existent.

Le contrôle de l’Internet en pratique

Une politique intransigeante a été adoptée en Chine où l’outil majeur, le Great Firewall, a été mis en place pour assurer le contrôle du cyberespace. Des sites et des applications populaires dans le monde entier, notamment YouTube, Facebook, WhatsApp et Telegram, y sont interdits. La stratégie des autorités chinoises va encore plus loin et consiste à non pas seulement interdire ces sites, mais aussi à les remplacer par les applications équivalentes développées localement, notamment WeChat,YouKu et WeiBo. De la même façon, l’Iran où Telegram, Facebook et Twitter ont été également bloqués par les autorités, suit le modèle de « détournement » des usagers des applications étrangères et propose des réseaux sociaux nationaux comme Soshour [3].

Les moyens alternatifs au contrôle institutionnalisé du cyberespace ont été au cœur des révélations faites par Edward Snowden en 2013. Elles concernaient notamment les programmes de surveillance, comme PRISM. Ce programme au service de la NSA (Agence nationale de la sécurité américaine) permettait à celle-ci d’avoir un accès direct aux « données hébergées par les géants américains des nouvelles technologies » à l’insu de leurs usagers. [4]

En Russie, où le blocage de Telegram s’inscrit dans la même ligne que la logique chinoise, l’indignation des usagers a provoqué des manifestations qui ont eu lieu à Moscou le 30 avril et à Saint-Pétersbourg le 1 mai. Bien que minoritaire, une partie de la population russe s’oppose à l’interdiction imposée par le Roskomnadzor. Alors que leur démarche est principalement motivée par la volonté de défendre la liberté de correspondance, ces manifestations traduisent également les contradictions plus profondes entre la ligne politique d’ingérence dans la vie privée, menée par le gouvernement, et le développement de la société civile en Russie. Cette vague de protestations a d’autant plus d’importance qu’elle a eu lieu seulement une semaine avant l’investiture de Vladimir Poutine.

[1] Connu également comme le créateur du réseau social Vkontakte, le plus populaire en Russie.

[2] « Dourov: ot blokirovki Telegram v Rossii postradauyut 15 millionov polzovatelei » (Dourov: plus de 15 millions d’usagers vont être touchés par le blocage de Telegram), Novaya Gazeta, 16 avril 2018.

[3] Lucile Pascane, « Pourquoi Telegram est dans la ligne de mire de Téhéran », L’Orient le Jour, 27 avril 2018.

[4] Glenn Greenwald, Ewen MacAskill, « NSA taps in to systems of Google, Facebook, Apple and others, secret files reveal », The Guardian,‎ 7 juin 2013.

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