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Forces de l’ordre en Europe : le maintien de l’ordre à la française dépassé ?

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Le mouvement des gilets jaunes s’est accompagné de débats sur l’utilisation des forces de l’ordre en Europe et particulièrement en France. De nombreux opposants aux techniques du maintien de l’ordre à la française ont ainsi dénoncé les violences policières perpétrées à l’encontre de manifestants. C’est en ce sens que, le 14 février 2019, le Parlement européen a dénoncé le recours à des interventions violentes et disproportionnées de la part des autorités publiques lors de protestations et de manifestations pacifiques”. Si la résolution ne vise aucun Etat membre directement, les discussions qui ont pris place ont été agitées. Elles se sont cristallisées autour de l’utilisation des forces de l’ordre en France au regard de ses homologues européens.

Manifestation de gilets jaunes
L’arsenal à la disposition des forces de l’ordre en France est bien plus important que celui de ses voisins européens.

Le maintien de l’ordre à la française et le mouvement des gilets jaunes

Depuis le début du mouvement en novembre 2018, plus de 1700 personnes auraient été blessées à la suite des manifestations dans l’ensemble du pays. Des instances supranationales ont ainsi reçu des allégations dusage excessif de la force par les responsables dapplication des lois. Les Lanceurs de Balles de Défense (LBD) et autres armes à létalité réduite sont au premier chef d’accusation des violences. En dehors des forces de police françaises, seules celles de la Catalogne disposent de LBD dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre. Or, la France est parmi ses voisins le pays dont les forces de l’ordre disposent de l’arsenal le plus conséquent. Selon ses opposants, cet arsenal serait une des raisons d’un recours abusif à la force physique.

Parallèlement à la résolution du Parlement européen, un groupe d’experts des droits de l’Homme des Nations Unies a invité la France à “repenser ses politiques en matière de maintien de l’ordre et encourage les autorités françaises à ouvrir des voies de dialogue afin d’atténuer le niveau de tension”. Ils remettent ici en cause l’actuelle doctrine française du maintien de l’ordre. Cette dernière est héritée du XIXème siècle et des théories de Gustave Le Bon. Elle repose sur une vision de la foule homogène et indivisible, menée par un leader.

Le mouvement des gilets jaunes ne correspond pas à cette définition de la foule puisque les groupes sociaux en action sont hétérogènes. De plus, il n’y a pas de porte-parole officiel. L’organisation du mouvement se différencie également de celle des mobilisations traditionnelles. Les cortèges syndicaux, notamment, sont en amont déclarés et ont en principe reçu une autorisation préalable de manifester. Les forces de l’ordre ont ainsi l’opportunité de négocier la gestion du maintien de l’ordre avec les organisateurs. Or, le mouvement des gilets jaunes se distingue de deux façons. En premier lieu, il n’est pas “organisé” puisque les manifestants se déplacent par petits groupes de personnes de manière imprévisible. C’est un phénomène qui n’est pas nouveau mais qui s’est amplifié avec le mouvement des gilets jaunes. En second lieu, les participants rejettent l’ordre établi. L’idée de négocier le maintien de l’ordre ne fait donc pas sens.

L’utilisation des forces de l’ordre ailleurs en Europe rivalise avec le modèle français

Les forces de police françaises sont également critiquées pour leur faible mise en place du principe de désescalade, à l’œuvre ailleurs en Europe. Ce principe en Allemagne est entre autres le produit de la décision « Bockdorf » du Tribunal constitutionnel (1985), qui fixait une « obligation de communication et de coopération » des forces de l’ordre avec les protestataires, même avec les manifestants les plus hostiles. Il existe ainsi, Outre-Rhin, des équipes anti-conflit dans certains länder. Cette nécessité de dialogue entre forces de l’ordre et population a produit un nouveau modèle de maintien de l’ordre qui rivalise avec la doctrine française. On retrouve des manifestations de ce modèle en Suède où les policiers de dialogue portent des gilets spéciaux, aux Pays-Bas où il existe des Peace Unit spécialisées dans le dialogue, en Angleterre, au Danemark,… En Autriche, le dialogue est une des règles fondamentales de la police.

Des programmes de recherche visant à construire une doctrine unifiée de maintien de l’ordre ont approfondi ce modèle. Entre 2010 et 2013, un projet commun à neuf pays européens a été conduit nommé GODIAC (Good practice for dialogue and communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe). Entre autres, il est ressorti des travaux l’importance du dialogue et de la communication lors des manifestations. Il s’agit pour les forces de l’ordre de minimiser les violences dans une optique de désescalade des tensions. L’idée est déviter l’usage indiscriminé de la force physique. De ce fait, le risque de solidarisation de la foule avec les protestataires que la police cherche à isoler diminue. Ainsi, le risque de menace à l’ordre public est moindre.

La France est restée à l’écart de toutes les initiatives de la sorte depuis de nombreuses années. Selon les experts, l’assurance française que son modèle de maintien de l’ordre est largement repris à travers le monde explique cette régularité. Mais la raison est également économique. Cette indépendance permet un important marché de l’armement et justifie la formation de polices étrangères.

Le modèle de maintien de l’ordre à la française a, pendant un temps, inspiré les pratiques des forces de l’ordre au-delà des frontières de l’Europe. Néanmoins, on assiste aujourd’hui à une double évolution. Ce modèle est de plus en plus critiqué pour son inadéquation avec la réalité des mouvements sociaux. Dans le même temps, d’autres doctrines européennes davantage basées sur le dialogue entre les forces de l’ordre et la population le concurrencent. Des études sont toutefois menées pour faire avancer les techniques de maintien de l’ordre en France. Mais il n’est pas sûr que les gouvernements soient prêts à tirer un trait sur l’indépendance de leur modèle.

Définitions :

Maintien de l’ordre : encadrement des manifestations et d’autres situations de foules par les forces de police ou de gendarmerie.

Armes à létalité réduite : conçues pour que la cible ne doit pas tuée ou blessée lourdement.

Sources : 

https://www.acatfrance.fr/public/tableau-comparatif-armes.pdf

https://www.acatfrance.fr/public/un-autre-maintien-de-l-ordre.pdf

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01968247/document

https://www.amnesty.nl/content/uploads/2017/01/ainl_policing_assemblies_fr.pdf?x56589

https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/01/31/maintien-de-l-ordre-en-manifestation-la-france-a-l-ecart-des-initiatives-europeennes-pour-une-desescalade_5417009_3224.html

https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/02/14/le-parlement-europeen-condamne-l-usage-des-lanceurs-de-balles-de-defense-par-les-forces-de-l-ordre_5423513_3224.html

http://www.europarl.europa.eu

https://www.ohchr.org/

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Axelle Jourdain-Derros

Axelle Jourdain-Derros est étudiante à Sciences Po Toulouse. Elle s’intéresse notamment aux problématiques liées aux grandes organisations internationales et aux enjeux de défense. Elle est rédactrice pour les Yeux du Monde depuis décembre 2018.

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