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L’extrême-droite ukrainienne et l’élection présidentielle de 2019 – Par Adrien Nonjon

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Par Adrien Nonjon, Paris 1 Panthéon Sorbonne.

L’extrême-droite nationaliste représente elle une menace sérieuse pour l’Ukraine et sa société civile ? C’est en tout cas la question posée par les représentants diplomatiques du G7 en Ukraine au ministre de l’intérieur ukrainien Arsen Avakov dans une lettre datée du 22 mars 2019. « Violente », « imprévisible » voire « impunie », c’est en ces termes que les dignitaires internationaux ont exprimé leurs vives inquiétudes à l’idée de voir les élections présidentielles perturbées par des « groupes de haine » minoritaires. À moins de quelques jours d’un scrutin historique plus qu’incertain, quels sont les enjeux et stratégies derrières ces groupes ?

Forces régulatrices plutôt que concurrentes : la stratégie « technicienne » de l’extrême-droite ukrainienne en réponse à l’impasse électorale

La révolution du Maïdan en 2014 a consacré l’émergence d’une société civile alerte et dynamique en Ukraine. Néanmoins ses turbulences ont largement contribué à la revitalisation de ses nationalismes les plus divers, aussi bien libéraux et émancipateurs qu’ethniques et radicaux. Loin de s’inscrire dans la mystique biaisée et surexploitée du narratif « bandériste » ou « fascisant » de la révolution ukrainienne de 2014, il convient cependant d’admettre que les forces ultranationalistes ont su saisir certaines opportunités pour revenir au coeur du jeu politique ukrainien. Regroupés en milices d’auto-défense pendant le Maïdan puis en bataillon de volontaires contre les séparatistes pro-russes soutenus par Moscou, les ultranationalistes ont capitalisé leur expertise de la violence pour acquérir un certain prestige qui leur permet à la fois d’être normalisés dans le narratif de l’Ukraine post-Maïdan. Légitimées par cette expérience du feu qui leur a octroyée le statut de « défenseurs de la nation », certaines formations comme Azov ou Secteur Droit ont choisi de réinvestir une société civile pour y apporter des solutions techniques. Sur le modèle schmittien ou gramsciste de « l’entrisme », leur engagement politique se caractérise par une stratégie de substitution aux institutions ukrainiennes là où elles sont le plus absentes ou affaiblies.
Ainsi, par le biais d’initiatives vigilantes à l’instar de la milice Natsional’ny Druzhiny créée le 28 janvier 2018 pour garantir un « ordre ukrainien » et assister la police, ces groupes entendent lutter activement contre la corruption et toute forme de collaboration avec l’ennemi russe telle une « avant garde » radicale au service de la population.

Au regard de la configuration actuelle de l’élection, il est peu probable que l’extrême-droite nationaliste s’impose lors du scrutin. En effet, avec pas moins de 39 candidats officiels, dont 3 favoris : le président sortant Petro Poroshenko, l’ancienne figure de proue de la Révolution Orange Ioulia Tymoshenko et l’acteur humoriste Volodymyr Zelenskiy, autant dire que champ d’expression est mince. Cette difficulté est d’autant plus accrue que l’éclatement du conflit dans le Donbass au printemps 2014 et l’annexion de la Crimée ont contribué à faire émerger une nouvelle polarité politique en Ukraine. La société ukrainienne étant divisée au début des années 2000 entre pro-russes et démocrates, l’extrême-droite nationaliste se positionnait plutôt comme une force de troisième voie, le plus souvent utilisée par le pouvoir du président Viktor Ianoukovitch pour affaiblir l’opposition démocrate et diminuer ses voix. Avec les évènements de 2014, le camp pro-russe fut rejeté. Sa disparition a engendré une nouvelle polarisation au centre de l’échiquier politique qui a profondément réduit l’auditoire nationaliste. Depuis le déclenchement du conflit à l’Est du pays, les différents partis politiques démocrates ukrainiens se sont emparés du discours nationaliste avec pour but de fédérer et mobiliser le peuple et les électeurs autour de l’effort de guerre. Jusqu’alors monopole des partis d’extrême-droite comme Svoboda et Pravyï Sektor, ce discours est ainsi devenu le fond de commerce des partis traditionnels ukrainiens avec un risque permanent de dénaturation des idéaux et de surenchères, en témoigne la campagne du président Poroshenko intitulée « Langue, Foi, Armée ».

Dans un contexte ayant vu ses principales idées « cannibalisées », l’extrême-droite nationaliste a choisi de rester en retrait des élections en jouant un rôle régulateur en vue des élections parlementaires d’octobre 2019 et des élections locales de 2020. Bien que certaines mouvances nationalistes tentent malgré tout de briguer la présidence ukrainienne par le biais d’un candidat commun, c’est en tout cas par cette stratégie « technicienne » reprenant celle du vigilantisme que le Corps National affilié au mouvement Azov, entend peser sur le scrutin. En plus de dénoncer, non sans débordements, les récents scandales de corruption qui éclaboussent le Ministère de la Défense ukrainien et le président Poroshenko, le Corps National a obtenu de la Commission électorale le droit d’observer le scrutin par l’intermédiaire de sa milice et ainsi dénoncer toute éventuelle tentative de fraude. Cette posture de régulateur présente pour le Corps National d’Azov un double avantage politico-médiatique : celui de conforter son image de force nationaliste volontariste et « intègre » mais aussi de leader légitime au sein de sa propre famille politique.

( Andriy Biletsky, leader du parti nationaliste Corps National lors d’un ralliement anti-Poroshenko à Kyiv le 16 mars 2019 photo : Adrien Nonjon)

 

L’opposition Nationalistes historiques / Néo-nationalistes et la division politique de l’extrême-droite ukrainienne 



Malgré l’intensification depuis quelques semaines de ses actions de terrain, il serait audacieux de dire que l’extrême-droite fasse front commun durant ces élections. Au contraire, ces derniers mois de campagne ont mis en exergue de sérieuses divisions dans le camp nationaliste. Construit au travers d’une série de crises et de conflits, le nationalisme ukrainien a pu retrouver dans la guerre et la mobilisation de forces armées contre la Russie un terreau à même de le faire exister et prospérer. La filiation directe avec les cosaques et l’UPA et plus généralement les spasmes indépendantistes de l’Ukraine ont certes donné corps, force et épaisseur historique à des mouvances nationalistes « historiques » comme Svoboda ou Secteur Droit, mais n’ont pu toutefois permettre de les imposer comme forces politiques crédibles dans l’Ukraine post-révolutionnaire. En voulant jouer à la fois sur les revendications sociales et les objectifs militaires, pressés par l’élan révolutionnaire du Maïdan et la crise du Donbass, les partis nationalistes ukrainiens se sont discrédités au niveau de leurs discours traditionalistes et ethnicistes. Ils n’ont pu ainsi faire coïncider leurs propres agendas politiques avec celui des réformes et des décisions attendues par les Ukrainiens. Déjà en net recul aux élections présidentielles de mai 2014 (1,2 et 0,7 % des voix pour les candidats de Svoboda et Secteur Droit), les partis nationalistes connurent une déroute électorale aux élections législatives d’octobre, en n’obtenant au total que 7 sièges.

Cet échec des partis nationalistes ukrainiens historiques, les a donc poussé à signer le 16 mars 2017 le « Manifeste National » proposé par le Corps National du régiment Azov. Si cette convergence avait de quoi surprendre au regard de l’extrême jeunesse du parti initiateur, cette alliance de circonstance reposait sur un calcul politique maitrisé. En actant l’idée d’une candidature commune aux présidentielles et législatives, il y avait de la part des partis nationalistes historiques un certain opportunisme mue par la volonté de rajeunir leur image. Né à l’Est de l’Ukraine sur les fondations du mouvement Patriotes d’Ukraine de Kharkiv, le régiment Azov et son mouvement politique ne revendiquent qu’une affiliation lointaine à l’héritage occidental du nationalisme ukrainien et ses principales figures comme Stepan Bandera. Au contraire, c’est par son discours de guerre radical, sa légitimité patriotique garantie par ses victoires dans le Donbass et une discipline décalée par rapport aux errances des partis nationalistes historiques, que le Corps National d’Azov a su se rendre populaire au sein d’une société désabusée par le politique, notamment auprès des jeunes peu sensibles à l’esprit bandériste des partis historiques. En espérant pouvoir ainsi bénéficier d’une telle attraction politique engendrée par cette mouvance néo-nationaliste en plein essor, les partis nationalistes historiques sur le déclin ont donc choisi de ratifier le Manifeste national. Loin d’être à sens unique, le Manifeste National représentait également un tremplin politique pour le Corps National. Malgré sa popularité et son occupation du terrain politique la stratégie du Corps National ne pouvait avoir d’efficacité réelle que si elle se traduisait au niveau électoral. Ne disposant d’aucune expérience politique, hormis le mandat de député de son leader Andriy Biletsky, le Corps National pouvait par le biais du Manifeste National s’appuyer sur l’expérience politique des partis nationalistes historiques tout en leur donnant une nouvelle légitimité au travers du charisme d’Azov.

Il a pu sembler que l’extrême-droite ukrainienne avait adopté une stratégie cohérente à l’orée des présidentielles. Mais la nomination le 14 octobre 2018 de Ruslan Koshulynskyi comme unique candidat nationaliste pour les présidentielles a provoqué le retrait du Corps National du Manifeste National. Outre une expérience politique en tant que vice-président de la Verkhovna Rada de 2012-2014 et un passage en tant que volontaire dans le Donbass, il semblerait que sa candidature n’ait pas été approuvée par le Corps National du mouvement Azov qui imaginait sûrement Andriy Biletsky prendre la tête du camp nationaliste. Cafouillage dans la coordination de la campagne ? Ou volonté réelle des partis nationalistes historiques de mettre sur la sellette un mouvement néo-nationaliste devenu trop important ? Cet épisode montre combien la politique ukrainienne reste en mutation constante cinq années après le Maïdan et ce même au sein du camp nationaliste. Malgré le fait qu’il soit aujourd’hui isolé de ses « pairs » nationalistes, Andriy Biletsky reste persuadé du potentiel et des ressources humaines de son mouvement. Annoncé dans un premier temps candidat, son retrait de la course à la présidentielle le 26 janvier 2019 peut être interprété de deux manières :



- En choisissant de ne pas soutenir le camp nationaliste et d’assister à son échec programmé aux présidentielles, Biletsky compte imposer de façon définitive le Corps National et le néo-nationalisme comme nouveau centre de gravité du nationalisme ukrainien. Il s’agit de se présenter comme un partenaire incontournable pour n’importe quelle force nationaliste qui souhaiterait briguer le pouvoir.

– Conforter par une « stratégie technicienne » son encrage territorial et une image « intègre » en vue des élections législatives d’octobre 2019. Malgré des sondages peu favorables, le Corps National espère pouvoir constituer un bloc d’opposition suffisamment fort capable de contester et d’entraver toute décision de la nouvelle présidence susceptible de ne pas respecter la ligne patriotique/nationaliste ukrainienne (lutte contre la corruption, opposition à la Russie…).

Une instrumentalisation par les puissants ? 



La précarité du contexte politique ukrainien a permis aux forces nationalistes d’apparaitre plus que jamais comme une force politique d’opposition. Mais a elle aussi contribué à occulter certains soutiens aussi bien financiers qu’institutionnels dont elles peuvent disposer. En effet, même si le Corps National se présente par exemple comme un parti indépendant, il est une émanation du régiment Azov, entité militaire affiliée à la Garde Nationale sous responsabilité directe du ministre de l’Intérieur Arsen Avakov. Au début du conflit en avril 2014, Azov fut financé en partie par l’oligarque Ihor Kolomoyskiy. En plus de remettre en question l’ordre étatique de ses monopoles régaliens par ses structures vigilantes comme les Druzhiny, cette ambiguïté des allégeances de l’extrême-droite pose donc naturellement la question de son instrumentalisation par des forces extérieures pour mener des campagnes de déstabilisation contre certains candidats à la veille des élections.

Parce qu’il fut porté par une société ukrainienne soucieuse de ramener l’équilibre entre le pouvoir politique et économique, Petro Poroshenko a été tenté de renforcer son emprise sur de nombreuse institutions susceptibles de contester ses réformes « anti-oligarques » et de contrebalancer son pouvoir personnel. Avec la guerre et la multiplication des moyens accordés au secteur de la défense, le ministre de l’intérieur Arsen Avakov a acquis une grande influence au sein de son ministère, des Services de sécurité (SBU), de la Garde nationale dont aujourd’hui les bataillons de volontaires nationalistes font partie. Peu en avant sur la scène politique mais central dans le jeu de coalition/allégeances qui caractérise la politique ukrainienne, Arsen Avakov semble jouir d’un pouvoir suffisamment fort pour s’imposer comme un « faiseur de rois » dont on ne pourrait aisément se passer pour gouverner. Soutien présumé de la candidate Ioulia Tymoshenko, également appuyée par Ihor Kolomoyskiy, Arsen Avakov est devenu une cible privilégiée de l’administration présidentielle. Malgré de multiples tentatives de déstabilisation, les difficultés rencontrées par Petro Poroshenko qui laissent entrevoir la possibilité d’un second tour Tymoshenko-Zelensky ont pu pousser Avakov à l’offensive en bénéficiant de l’appuis (indirect?) de certaines milices et partis nationalistes comme le Corps National. Le 9 mars dernier, des membres des Druzhiny ont ainsi tenté de perturber le meeting du président candidat à Cherkasy, tandis qu’un autre groupe tentait de s’en prendre à l’administration présidentielle basée à Kyiv. Les échauffourées ont entrainé l’arrestation de 5 militants nationalistes et ont blessé pas moins de 20 policiers.

Si l’ascension d’Azov a pu être favorisée par le ministère de l’Intérieur, il est encore difficile de mesurer le degré réel de contrôle d’Arsen Avakov sur ce mouvement nationaliste. En effet, on peut très bien supposer qu’Andriy Biletsky attend patiemment son moment tout en profitant de la protection relative du ministre de l’Intérieur. On peut y voir là une hypothèse pouvant expliquer la teneur moins « radiale » des actions perpétrées contre le président Petro Poroshenko.

Aujourd’hui, l’attention se concentre principalement sur le mouvement Azov et Arsen Avakov et leurs potentielles accointances. Néanmoins il est important de mentionner que d’autres formations beaucoup plus obscures et davantage guidées par des considérations « entrepreneuriales » qu’électorales pourraient être utilisées comme « courtiers électoraux » lors des législatives pour conforter un quelconque pouvoir local et réprimer toute forme d’opposition. Enfin, comme le précise Andreas Umland dans ses travaux, il serait insensé d’ignorer les avantages stratégiques que pourrait tirer profit la Russie de ces forces nationalistes. En plus de légitimer par l’exemple sa propagande associant de manière péremptoire et réductrice l’Ukraine au néo-nazisme, la Russie pourrait compter selon ce chercheur sur ces forces radicales anti-européennes et démocratiques pour rapprocher indirectement l’Ukraine du “russkiy mir“ poutienne sans même à avoir agir sur le déroulement des élections.

À l’approche des élections législatives, l’extrême-droite ukrainienne est en quête d’une nouvelle légitimité auprès de l’électorat ukrainien. Si elle a pu montrer par le passé qu’elle était en mesure de se rassembler autour d’un même but, ses divisions actuelles l’empêchent de se projeter comme une force d’opposition crédible à même de passer le pourcentage étalon de 5%. Les concurrences politiques en Ukraine étant davantage liées aux ressources qu’aux idéologies ou programmes, on s’attendra surement à ce que les nationalistes se positionnent en faveur ou contre le candidat sortant afin d’assurer leur avenir politique. Bien que novice en politique, le Corps National peut cependant créer la surprise politique. En l’espace de 3 années ce mouvement a su s’attirer les faveurs d’une partie d’une partie de la jeunesse ukrainienne désabusée par le climat ambiant et délétère ukrainien. Occupant désormais avec aisance l’espace publique, il pourrait probablement peser de tout son poids et sa radicalité dans la décomposition/recomposition politique ukrainienne à venir, si tant est que la classe dirigeante laisse faire.

Sources :
Mathieu BOULÈGUE, Les élections présidentielles de mars 2019 en Ukraine : Enjeux du scrutin et stratégies des candidats, IRSEM Note de recherche 71, février 2019

SHEKHOVTSOV A., UMLAND A., The Maidan and Beyond: Ukraine’s radical right, Russian
Politics
and Law, vol. 51, no. 5, Septembre–Octobre 2013, pp. 25 pages
« 192
SHEKHOVTSOV A., UMLAND A., Ultraright Party Politics in Post-Soviet Ukraine and the
Puzzle of the Electoral Marginalism of Ukrainian Ultranationalists in 1994–2009, 16 pages

UMLAND, Andreas,. Voluntary militia and radical nationalism in post-Maidan Ukraine, 50 pages

https://en.interfax.com.ua/news/general/561552.html

Ukraine’s far right unclear prospects in the 2019 elections

https://www.kyivpost.com/multimedia/photo/national-corps-rally-demand-arrest-of-alleged-corruption-suspects-photos

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