Ghana : socle de stabilité ou mirage stratégique ?
Du Sahel au littoral : la menace se déplace

Depuis les années 2010, l’Afrique de l’Ouest est confrontée à une montée simultanée des groupes extrémistes violents et du crime organisé transfrontalier, deux dynamiques étroitement liées. Face à l’échec constaté des politiques internationales sécuritaires et diplomatiques au Sahel — échec reconnu tant dans les milieux militaires que diplomatiques, au regard de l’augmentation des attaques au Mali, au Niger et au Burkina Faso, ainsi que du rejet croissant du soutien occidental — les acteurs internationaux (pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ministères des affaires étrangères, ministères de la défense et organisations internationales) réévaluent leur posture. Conscients des répercussions migratoires, sécuritaires et économiques d’une Afrique de l’Ouest instable, ils adoptent désormais une approche plus pragmatique, parfois contrainte, en réduisant leurs interventions dans les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES), pour se recentrer sur les États du littoral ouest-africain.
Ces pays côtiers subissent à leur tour une contamination progressive de l’instabilité sécuritaire provenant du Sahel, comme l’illustre l’extension documentée des zones d’attaques menées par des groupes extrémistes — notamment le Jama’at al Nusrat (JNIM ou Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans – GSIM) et l’État islamique au Sahel — au cours des cinq dernières années. Alors que ces organisations étaient auparavant confinées aux zones arides et peu contrôlées des États sahéliens, ou à quelques foyers localisés dans les pays de l’AES, leur rayon d’action s’étend désormais sensiblement vers le nord des pays côtiers. Des régions autrefois considérées comme stables, telles que le parc de la Pendjari au nord du Bénin, sont désormais touchées par des irruptions sporadiques de violence liées à ces groupes.
Toutefois, bien que la dégradation sécuritaire dans les pays du littoral soit mesurée, ceux-ci offrent encore des opportunités d’intervention. Ils restent ouverts au dialogue et au soutien des partenaires occidentaux, ce qui justifie un intérêt croissant des acteurs internationaux pour ces pays. Cette dynamique favorise ainsi un recentrage diplomatique, militaire et financier de l’engagement occidental, qui se déplace progressivement du Sahel vers le littoral ouest-africain.
Un pôle de stabilité au cœur d’une région volatile
À cet égard, le Ghana apparaît comme la pierre angulaire d’une architecture sécuritaire côtière certes fragile, mais encore loin de l’effondrement.
Petit pays anglophone d’environ 35 millions d’habitants, imbriqué entre le poids lourd ivoirien à l’Ouest et le géant nigérian un peu plus à l’Est, et partageant près de 600 km de frontière au nord avec le Burkina Faso — aujourd’hui l’un des pays les plus instables du Sahel — le Ghana se maintient tant bien que mal comme un îlot de stabilité.
Pourtant, plusieurs facteurs classiques d’instabilité en font une cible potentielle pour les groupes armés : une frontière longue et poreuse avec le Burkina Faso, une polarisation ethnique, religieuse et économique entre le Nord et le Sud, des tensions intercommunautaires et interethniques (notamment entre sédentaires et éleveurs peuls), une jeunesse pauvre et sans perspectives d’emploi, ainsi que des conflits tribaux liés à la gouvernance locale et à la répartition du pouvoir et des terres. Ces dynamiques ont contribué à la prolifération d’armes dans certains points chauds du nord du pays.
Pourtant, malgré ces vulnérabilités structurelles, le Ghana n’a enregistré à ce jour aucune attaque attribuée à des groupes extrémistes, contrairement à ses voisins immédiats — Côte d’Ivoire, Burkina Faso et Togo. Il semble ainsi faire preuve d’une résilience remarquable au regard de la dégradation sécuritaire observée dans le reste de la région.
Les ressorts de la résilience ghanéenne
Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cette résilience. Le premier tient à l’existence d’un appareil étatique de sécurité relativement fonctionnel. Outre le ministère de la Défense, l’armée et la police, le Ghana dispose d’institutions telles que le Conseil national de sécurité, le Bureau national du renseignement ou encore le Centre national de lutte antiterroriste. À cela s’ajoute une multitude d’autres acteurs publics, parapublics et issus de la société civile — plus de 35 selon une définition élargie — qui, bien que souvent insuffisamment équipés et faiblement coordonnés, constituent un atout majeur face à l’insécurité croissante dans le nord du pays.
Par ailleurs, le Ghana s’appuie sur des mécanismes de gouvernance locale profondément ancrés, notamment à travers les autorités traditionnelles et religieuses, qui offrent des espaces de dialogue, d’alerte précoce et de gestion des tensions. On peut citer les centres de paix communautaires, mais aussi les figures d’autorité traditionnelle, tels que les chefs coutumiers et les reines, ces dernières jouant un rôle particulièrement important dans les initiatives de résilience communautaire.
Le pays bénéficie également d’une histoire démocratique consolidée depuis 1992, avec l’adoption d’un système multipartite ayant permis le maintien d’un certain consensus national. Neuf élections tenues depuis cette date et quatre transitions pacifiques du pouvoir témoignent d’une cohésion politique qui limite l’attrait des groupes extrémistes ou criminels pour les populations. L’élection présidentielle de 2024 a d’ailleurs porté au pouvoir un leader originaire du Nord, John Mahama — une évolution difficile à imaginer dans certains pays voisins où la polarisation régionale demeure trop marquée. Dès son arrivée, Mahama a revitalisé les politiques de lutte contre l’insécurité au Nord en publiant un manifeste clair incluant des mesures explicitement sécuritaires et en lançant des réformes de l’architecture nationale de sécurité, notamment par la révision de la stratégie nationale de sécurité et du National Framework for Preventing and Countering Violent Extremism and Terrorism (NAFPCVET).
Un refuge logistique pour les groupes extremistes
Cependant, à cette lecture « positive » de la résilience ghanéenne face à l’insécurité régionale doit s’ajouter une analyse plus pragmatique. En effet, les facteurs évoqués précédemment ne suffisent pas, à eux seuls, à expliquer la stabilité relative observée aujourd’hui au Ghana. De nombreuses sources locales soutiennent que cette situation relève aussi d’un choix stratégique des groupes extrémistes.
Le pays servirait actuellement de base arrière : ces groupes exploiteraient la porosité des frontières, l’accessibilité du système de santé et l’efficacité des réseaux routiers et commerciaux comme autant de sources de ravitaillement. Plusieurs cas d’acheminement de matériel suspect — carburant, nourriture, armes — depuis le sud du Ghana vers le nord ont été documentés. Il est également établi que certains jihadistes se rendent dans les hôpitaux du nord du pays pour bénéficier de soins, l’accès y étant simple. Dans ces conditions, les groupes extrémistes n’auraient pour l’instant aucun intérêt à déstabiliser le Ghana, qui remplit efficacement son rôle de plateforme logistique.
Conclusion et perspectives
Le Ghana apparaît ainsi comme un îlot de stabilité dans la région, soutenu par un contexte institutionnel et socio-économique le rendant moins perméable à l’insécurité. Toutefois, cette lecture doit être nuancée : la stabilité actuelle ne résisterait probablement pas à un changement de stratégie des groupes extrémistes.
L’architecture sécuritaire et de gouvernance dans le nord du Ghana, bien que relativement fonctionnelle, ne semble pas dimensionnée pour faire face à une attaque frontale. Dans cette perspective, les efforts entrepris par l’État ghanéen pour renforcer sa chaîne sécuritaire, ainsi que l’appui des institutions internationales, apparaissent pertinents. Néanmoins, ce renforcement pourrait également inciter les groupes armés opérant au nord du Ghana et à ses frontières à durcir leur posture. Dans ce jeu d’anticipation, l’acteur qui l’emportera sera celui qui aura pris le plus d’avance en matière de préparation stratégique et opérationnelle.


