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Mai 68 en Amérique latine, l’influence de Cuba et la théologie de la libération – Entretien avec Christophe Ventura

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Christophe Ventura est rédacteur en chef de Mémoire des Luttes, spécialiste du continent sud américain et chercheur à l'IRIS
Christophe Ventura est rédacteur en chef de Mémoire des Luttes et chercheur à l’IRIS

Christophe Ventura est rédacteur en chef de Mémoire des Luttes et chercheur à l’IRIS. Spécialiste des questions latino américaines, il revient pour Les Yeux du Monde sur les mobilisations sur le continent en mai 68. La réussite de la révolution cubaine crée à l’époque un enthousiasme qui porte ces révoltes, elles accouchent notamment d’un mouvement politique dissident au sein de l’Église, mais ne représentent pas un héritage ouvertement revendiqué par les dirigeants de gauche dans les années 2000.

Jordi Lafon : Sur le continent latino-américain, lorsque les protestations naissent en 67-68, il y a un pays qui a déjà fait sa révolution 10 ans auparavant, Cuba. Quelle est l’influence de Cuba sur les mobilisations de 68 dans les autres pays du continent ?

Christophe Ventura : C’est un point central de la vie régionale à l’époque. Il faut savoir que Cuba a fait sa révolution en 1959 dans un contexte latino américain où existent ou se préparent des mouvements de guérilla : dans les années 50-60 en Colombie (les FARC se sont fondés en 1964 par exemple), au Venezuela, et ailleurs. L’Amérique latine, comme le théorisera plus tard Che Guevara, est un des foyers de la révolution mondiale et à l’époque il s’agit de faire 1 000 Vietnam en même temps pour renverser le capitalisme mondial, pour résumer. De ce point de vue là, le fait que Cuba ait fait une révolution est déterminant parce que ça montre que c’est possible. Cela donne une espèce d’enthousiasme qui porte une vague de mobilisations qui est très forte dans la région à cette époque là.

« La jeunesse latino américaine souhaite, elle aussi, libérer la société de ses conservatismes »

Une forme de révolte éclate donc courant 67-68 dans la majorité des pays du continent. Sur la forme, ces manifestations sont principalement menées par des étudiants et fortement réprimées par les gouvernements en place.

Le 68 latino-américain c’est d’abord l’effervescence générale de mouvements revendicatifs sociaux au centre desquels on trouve la revendication étudiante dans beaucoup de pays de la région, autour principalement d’une demande, qui est celle de l’autonomie des universités. La jeunesse latino américaine souhaite, elle aussi, libérer la société de ses conservatismes. Et c’est ce mouvement qui va grandir un peu partout en Argentine, en Uruguay, au Chili, en Bolivie, au Brésil et dont le 68 mexicain sera l’emblème. C’est dans ce pays que le mouvement va être le plus puissant et le plus tragique aussi, parce que la réponse du gouvernement sera la répression sanguinaire. Avec l’apogée au 2 octobre 1968, quand se produira le massacre de Tlatelolco qui est un moment de violence et de répression extrêmement fort (des centaines de manifestants sont tués, blessés ou emprisonnés par le gouvernement).

Le 2 octobre 1968, le gouvernement mexicain envoie l'armée pour réprimer une manifestations étudiants. Des centaines de jeunes mexicains sont tués, blessés ou emprisonnés.
Le 2 octobre 1968, le gouvernement mexicain envoie l’armée pour réprimer une manifestations étudiants. Des centaines de jeunes mexicains sont tués, blessés ou emprisonnés.

J. L. : Est-ce qu’il y a eu une convergence des luttes avec les ouvriers, comme en Europe ?

C. V. : Plus ou moins, mais effectivement ça a eu lieu. Ce mouvement-là s’est combiné à des mobilisations ouvrières, mais la différence avec l’Europe c’est que l’Amérique latine est beaucoup moins industrialisée. Elle est beaucoup plus rurale, ce n’est pas l’Europe des grandes industries, des grandes entreprises, ce sont des secteurs qui sont relativement minoritaires. Mais les ouvriers se sont mobilisés et cela a participé à une sorte d’écosystème de mouvements sociaux où se sont croisées à la fois des luttes étudiantes, des luttes ponctuelles ouvrières, des luttes paysannes, des luttes féministes, et puis aussi justement la guérilla, tout ça a lieu en même temps. C’est ainsi que beaucoup d’étudiants des mouvements initiaux vont rejoindre par la suite les mouvements de guérillas et de clandestinité, surtout après la répression violente.

« La théologie de la libération est une dissidence au sein de l’institution catholique dominante en Amérique latine »

J. L. : Une particularité du continent à l’époque c’est le mouvement de la théologie de la libération. De quoi s’agit-il ?

C. V. : La théologie de la libération est une production typiquement latino-américaine qui représente une dissidence au sein de l’institution catholique dominante en Amérique latine. Il faut savoir que l’Église est très conservatrice et très réactionnaire sur ce continent. La colonisation de l’Amérique latine par le Royaume espagnol s’est fait avec dans une main l’épée et dans l’autre la croix, donc l’Église a toujours été du côté du pouvoir en Amérique latine. Elle est directement associée au pouvoir d’oppression, et en son sein la théologie de la libération est une forme de dissidence politique où une partie de l’Église épiscopale et des intellectuels de l’Église se confrontent au Marxisme. Les rigueurs et les dogmes de l’institution sont questionnés et une contestation des dignitaires catholiques latino-américains se met en place. L’institution est accusée d’être devenue le pouvoir et non plus un instrument de libération des pauvres. Et de fil en aiguille, cela va devenir une théorie qu’on appelle la théologie de la libération habitée par l’idée que le rôle des croyants, le rôle de l’Église, est toujours de lire la société à partir de la question de la libération des pauvres. Cela va devenir un mouvement assez important qui aura de l’influence dans les secteurs pauvres, dans les secteurs paysans et qui va devenir un mouvement assez puissant pour que le Vatican décide de le réprimer.

J. L. : L’héritage de ces mouvements de libération a été très concret dans le courant des années 2000 avec plusieurs dirigeants, haut placés dans les gouvernements, qui étaient issus de ceux-ci. Notamment José Mujica (Président de l’Uruguay de 2010 à 2015) et Dilma Roussef (Présidente du Brésil de 2011 à 2016). Est-ce que cette période s’est faite ressentir dans leurs manières de gouverner ?

C. V. : Oui et non. Oui parce qu’il est clair que 68 en Amérique latine, pour toutes les raisons qu’on a évoquées, a créé une nouvelle génération politique, comme dans beaucoup d’autres endroits de la planète. Cette génération a renouvelé la gauche latino-américaine dans les années 70-80 et a partagé d’autres moment après 68, à savoir les difficultés de la lutte clandestine qui dans certains cas n’aboutit à rien et dans d’autres a permis de faire sauter la chape de plomb des dictatures latino-américaines qui duraient depuis 15 ans. Ces gens là sont nés en 68. Donc dans ce sens là, oui, 68 a fortement influencé les principaux dirigeants et pas mal de cadres des gauches latino-américaines qui sont venus au pouvoir dans les années 2000.

Ensuite on ne peut pas dire non plus que ce 68 soit une référence centrale, ou en tout cas revendiquée comme telle, par les dirigeants des principaux pays latino-américains dans les années 2000. Peut-être parce que les problématiques des années 2000 ne sont pas les mêmes que celles de la fin des années 60, ni même la situation de la région. Disons que cela fait partie de leur parcours, de leur histoire politique, certains sont venus en politique par le biais de ces mouvements, mais ensuite ça n’a pas eu de rôle déterminant dans leurs manières de gouverner.

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Jordi LAFON

Journaliste indépendant et analyste géopolitique, diplômé d'un double master géoéconomie (IRIS) et affaires européennes (Paris 8), membre du Groupe d'Etudes Géopolitique. Spécialiste du Brexit et des questions européennes.

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