Spratleys, des îles pas comme les autres
Spratleys. Ce nom vous est sans doute inconnu puisqu’il désigne une centaine d’îlots immergeables, d’atolls et de récifs coralliens, perdus en plein milieu de la mer de Chine méridionale. Cumulés, ces petits morceaux de récifs inhabités atteignent à peine la surface de 5 km2, répartis sur une zone maritime bien plus vaste de 410 000 km2. Rien de bien intéressant. Et pourtant tous les géostratèges du sud-est asiatique se disputent ces îlots, au point qu’une véritable course à l’accaparement des territoires îliens est lancée entre le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, le Bruneï, Taïwan et bien sûr… la Chine.
Les revendications territoriales sur l’archipel des Spratleys sont anciennes mais les différends entre les pays riverains de la mer de Chine méridionale ont connu une recrudescence à partir de 1978, date à laquelle les Philippines s’emparent de 8 îles. Puis, c’est le tour de la Malaisie d’accaparer 3 îlots en 1983 tandis que le Vietnam mène une campagne d’appropriation d’une quinzaine de récifs îliens entre 1978 et 1988. Même le Bruneï se déclare souverain sur le récif Louisa et les eaux l’entourant en 1992. La Chine s’intéresse assez tardivement aux Spratleys en bâtissant des installations sur 7 îlots en 1987. La donne change toutefois lorsque le parlement chinois vote une loi affirmant la souveraineté de la République populaire de Chine sur l’ensemble de l’archipel en 1992. Les intrusions chinoises dans la zone se sont multipliées et aujourd’hui Pékin entend étendre son pré carré non seulement à l’ensemble des Spratleys mais aussi à l’intégralité de la mer de Chine méridionale.
Le magazine américain IHS Jane’s Defense Weekly levait à l’automne 2014 une partie du voile masquant les intentions chinoises dans l’archipel en diffusant des photos satellites. Ces clichés montrent la construction d’îles artificielles par Pékin dans les Spratleys. Grâce à un gigantesque navire dragueur baptisé Tianjing Hao (128 m de long), les ouvriers et les marins chinois remblaient les récifs avec des milliers de tonnes de sable et de terre puis consolident les polders par des plateformes bétonnées. Les photos satellites révèlent que sur le récif de Hughes, la Chine ne disposait que d’une plateforme de 380 m2 en février 2014. Or aujourd’hui, l’île atteint une surface de 75 000 m2 et des chantiers d’installations militaires y sont clairement visibles.
Sur l’île de Fiery Cross, le remblayage intensif nuit et jour a permis de créer ex nihilo une piste d’atterrissage de 3 000 m de long ce qui lui donne l’allure d’un porte-avions. Sur chacun des récifs chinois, la configuration est la même : extension territoriale de l’îlot puis consolidation et fortification. Dans les Spratleys, c’est un véritable dispositif militaire aéronaval que l’Armée populaire de Chine est en train de développer : héliports, tours de défense antiaérienne, port militaire, forts abritant des garnisons permanentes et pistes d’envol pour avions de chasse. Ces bases maritimes permettront tant la projection de forces en Asie-Pacifique que le renforcement du système de défense A2/AD (Anti-Access/Area Denial), stratégie du déni d’accès garante de la sanctuarisation du territoire chinois.
Pourquoi les Spratleys sont-elles si stratégiques ?
Cette muraille océane de Chine en construction sert bien entendu un faisceau d’intérêts stratégiques. En effet, la République populaire de Chine possède un territoire immense mais en majorité enclavé, hormis sa façade maritime orientale. Il en résulte que Pékin dispose d’une zone économique exclusive réduite (environ 880 000 km2) par rapport à son grand rival stratégique – les États-Unis – dotés de la ZEE la plus étendue au monde (12 millions de km2). Dominer les Spratleys lui permettrait d’augmenter sa ZEE de moitié et assurerait son autorité de fait sur la quasi intégralité de la mer de Chine méridionale soit 3,5 millions de km2. En outre, les armateurs chinois bénéficieraient des abondantes réserves halieutiques de la région qui regorgent de ressources naturelles minières (nodules polymétalliques dans les fonds marins) et énergétiques (pétrole et surtout gaz). Rappelons également que 90 % du commerce extérieur chinois et 30 % du commerce mondial transitent dans cette zone géostratégique tout comme plus de 50 % des hydrocarbures, en provenance des pays du Golfe arabo-persique vers l’Asie du Nord-Est. L’archipel des Spratleys s’insère donc tout naturellement dans la stratégie du collier de perles chinois qui consiste à contrôler les principaux détroits (Malacca, Sonde) et à déployer bases navales et ports commerciaux dans l’Océan indien et la mer de Chine méridionale pour sécuriser les voies d’approvisionnements et d’exportation de la Chine.
À la lumière des quelques faits présentés, il semble peu étonnant que les pays riverains de la mer de Chine méridionale s’arrachent les îles Spratleys et les militarisent rapidement. Cette course aux territoires ultramarins consiste en une prise de position géostratégique et une ruée vers les matières premières. Ces quelques atolls coralliens perdus dans l’océan représentent d’ores et déjà un foyer de tensions internationales à surveiller de près.