Le renouveau des relations entre la Russie et la Turquie : un jeu gagnant-gagnant
Les photos du président russe Vladimir Poutine et de son homologue turc Recep Tayyip Erdogan en marge du Sommet du G20 à Guangzhou, affichant une complicité ostentatoire, ont fait le tour de tous les médias du monde. Elles ne laissent aucun doute sur le fait que la Russie et la Turquie ont décidé de renouer leurs relations après plus de sept mois de « rupture ». Rappelons que l’alliance stratégique entre les deux pays, triomphalement annoncée en décembre 2014 lors de la visite de V. Poutine à Ankara, a été brusquement brisé par le Kremlin suite à la destruction, le 24 novembre dernier par les forces militaires turques du bombardier russe SU-24, causant ainsi la mort du pilote Oleg Pechkov. La suspension de nombreux projets bilatéraux quelques jours plus tard en était le résultat. Cet article vise à mettre en lumière l’évolution de la situation qui règne aujourd’hui entre ces deux pays, ainsi qu’à montrer quelles mesures pratiques ont été entreprises des deux côtes afin de revenir à la situation ex ante. Notre courte analyse se focalisera principalement sur la reprise du projet de construction du gazoduc Turkish Stream.
La Russie et la Turquie sont deux pays liés étroitement par leur géographie et leur histoire longtemps conflictuelle, la reprise des relations entre deux voisins n’est donc pas une chose surprenante en soi. En dépit du scepticisme exprimé par de nombreux journalistes occidentaux, le renouveau des relations russo-turques avance à un rythme rapide. Il a débuté le 29 juin dernier avec la prise de contact téléphonique entre les deux présidents, et a été ensuite renforcé par leur rencontre le 9 août dernier à Saint-Pétersbourg, puis à Guangzhou le 3 septembre dernier. Aujourd’hui, le dégel concerne progressivement presque tous les domaines de coopération. L’économie y occupe une place privilégiée. En effet, depuis l’interdiction par Moscou de l’importation de certains produits agricoles turques, la mise en place de restrictions pour les compagnies turques travaillant en Russie, l’annulation du régime privilégié qui permettait aux Turcs d’entrer sans visa en Russie, a beaucoup endommagé l’économie du pays. C’est le tourisme qui en a souffert le plus. Après l’interdiction des vols à bas prix vers la Turquie, ce qui a mécaniquement induit la diminution du nombre des touristes russes dans le pays, Ankara a perdu plus de 3 milliards de dollars. Une perte considérable, en sachant que le secteur touristique occupe une place importante, voire dominante dans l’économie du pays : il assure près de 6% du PIB, et crée des emplois pour environ 9% de la population. L’embargo économique sur un nombre de produits agricoles n’est pas encore complètement levé (Moscou ayant remplacé ces produits par ceux en provenance de Biélorussie, d’Israël, d’Azerbaidjan et d’Ouzbékistan), mais les deux pays sont en train de négocier.
Turkish Stream : Gazprom de nouveau en selle ?
Si le renouveau des relations bilatérales commerciales constitue pour l’économie turque une bouée de sauvetage inespérée, la reprise des projets énergétiques est quant à elle d’une importance primordiale pour les exportations énergétiques de la Russie. Il s’agit notamment des projets de construction du gazoduc Turkish Stream et de la centrale nucléaire turque d’Akkuyu. Le gazoduc Turkish Stream représente une « nouvelle porte » pour Gazprom afin d’accéder aux marchés européens du Sud-Est, une porte fermée par la Commission européenne avec l’enlisement du projet South Stream, puis finalement abandonné par les Russes eux-mêmes en décembre 2014. Rappelons que le projet de Turkish Stream prévoyait initialement la construction via la mer Noire de quatre tronçons d’une capacité totale de 63 milliards de m3 de gaz par an. Le premier destiné à alimenter le marché intérieur turc à hauteur de 15 milliards de m3 annuels, les 3 autres prolongés jusqu’à la frontière gréco-turque devaient à terme approvisionner les consommateurs européens à travers un hub gazier frontalier à créer, puis via le gazoduc ITGI Poséidon. Si le premier gazoduc devait être mis en service fin 2016, les trois autres devaient devenir opérationnels dès 2020 et servir d’alternative au système gazier ukrainien, d’autant que contrat de la Russie avec l’Ukraine sur le transit du gaz russe expire fin 2019. Ce gazoduc débouchera à Baumgarten en Autriche, ce qui permettra à Gazprom d’éviter de changer les points de livraison de son gaz stipulés dans les contrats de long terme.
Cependant, depuis le « divorce » russo-turc, la situation a beaucoup changé. Les paramètres techniques du gazoduc ont été revus, principalement en raison de la réduction des capacités russes à financer un projet d’une telle ampleur corrélativement à la diminution des recettes de Gazprom d’une part suite à la chute des cours du pétrole et, donc des prix du gaz naturel, et d’autre part sous l’effet des sanctions économiques imposées par les Occidentaux. Aujourd’hui, le projet prévoit la construction de deux gazoducs d’une capacité de 15,75 milliards de m3 de gaz par an chacun, dont le premier si l’on croit les déclarations du ministre russe de l’Energie Alexandre Novak, devrait être mis en exploitation vers 2019. Le projet avance rapidement. En marge de la rencontre de Saint-Pétersbourg le 9 août dernier, la Russie et la Turquie ont élaboré une « feuille de route », et se sont mis d’accord sur la création d’un groupe de travail chargé de la réalisation de ce projet. Suite à la rencontre du 12 septembre dernier entre le CEO de Gazprom Alexei Miller et le ministre turc de l’énergie Berat Albairak, Gazprom a annoncé avoir reçu toutes les autorisations pour la construction de la partie maritime du gazoduc. La signature d’un accord inter gouvernemental est attendue en octobre prochain.
Le réchauffement des relations entre la Russie et la Turquie a permis d’une part à Gazprom de ressusciter son projet de gazoduc passant par le sud de l’Europe et ainsi d’accéder aux marchés du sud-est européen difficilement accessibles jusqu’alors, et d’autre part à la Turquie d’Erdogan de relancer son économie en stagnation, en important aisément le gaz nécessaire à sa demande intérieure croissante et en se positionnant à terme comme un nouvel hub gazier.