CPO #3 : l’islam catalyseur du radicalisme ; entretien avec Gerald Arboit.
L’islam, catalyseur du radicalisme, une analyse complexe et aux faces multiples.
A travers cet entretien, nous essaierons d’apporter des réponses claires et cohérentes ainsi que des pistes de réflexion et de résolution quant aux problèmes que l’islamisme peut poser dans notre société ; cette double approche, renforcée de l’analyse d’un expert explique la longueur supérieure aux standards éditoriaux du site. En espérant, chers lecteurs, que vous passerez un moment intéressant et agréable à la lecture de notre article.
Bonjour Gérald Arboit, vous êtes directeur de recherche au Centre Français de recherche sur le renseignement (CF2R), historien contemporanéste, spécialiste du renseignement et des rapports entre le Proche-Orient et l’Occident et ancien expert pour le ministère des Affaires Etrangères. Pour commencer cet entretien pourriez vous nous éclairer sur cette formule : l’islam catalyseur du radicalisme ?
Bonjour, cette expression renvoie d’abord à l’idée que l’islam est perçue comme la religion des pauvres. Cette notion n’a pas attendu Emmanuel Todt pour être érigée en vérité. Avant lui, l’a déjà érigé en fondement la Nation of Islam, un mouvement suprématiste afro-américain fondé dans le 4 juillet 1930 à Détroit et qu’à rendu populaire Malcolm X ; ne se définissent-ils pas comme les “poor righteous teachers” ?
Cette idéologie est très populaire dans les banlieues, tant américaines qu’européennes, où elle devient une explication de leur non-intégration perçue par les jeunes désœuvrés. Leur mal-être social, se manifestant par une violence contre cette société supposée les rejeter, est catalysé par l’islam. La religiosité qu’ils y trouvent leur donne une apparence d’appartenance communautaire. Dès lors, leur combat se fait au nom de l’islam, et non plus des motivations réelles qui les maintiennent dans leur marginalité sociale.
La radicalisation islamique ne semble pas toucher tous les pays d’Europe de la même façon (Belgique et France principalement) ; ces pays, qu’on retrouvait déjà dans les réseaux du GIA, sont encore aujourd’hui au cœur des derniers attentats. Comment peut-on expliquer cette tendance, y a-t-il des raisons culturelles, politiques ? On connait par ailleurs l’influence qu’a pu avoir l’Arabie Saoudite sur la Belgique, pourriez vous nous l’expliciter ?
Tous les pays d’Europe ne sont pas face à deux réalités : la première est une situation sociale bloquée, la seconde est une population musulmane nord-africaine. C’est la conjonction des deux qui engendre une radicalité, qui se pare d’un vernis islamique. Ensuite, le passage en prison de certains jeunes les a mis en contact avec les terroristes de 1995, se rapprochant d’eux pour des raisons communautaires et adhérant finalement à leur idéologie islamisante. Une fois sortis de prison, la logique communautaire les amène à rejoindre des membres des réseaux de soutien des mouvements nord-africains les plus actifs dans les années 1990. Pour des raisons évidentes, liées autant à la nature des courants migratoires, à une lecture nationaliste du passé colonial qu’à une mauvaise insertion sociale, les Algériens sont en pointe dans cette évolution.
C’est une erreur de voir la main saoudienne derrière l’évolution actuelle. Le wahhabisme est certes radical et les Saoudiens, Etat comme ses habitants, ont largement diffusés des Corans et des armes dans l’aide humanitaire qu’ils diffusent. Il en va de l’influence des jihadistes comme de celle des mosquées en fait : ce sont les nations nord-africaines (Algérie, Tunisie, Maroc) et turques qui sont les plus influentes. Et à travers elles, l’idéologie des Frères musulmans et de leurs dissidents, comme les égyptiens Ayman al Zawahiri et Mohammad Khalil Hasan al Hakaymah (Abu Jihad al Masri, Abu Bakr Naji). Avant de devenir les idéologues d’al Qaeda et du califat, l’un comme l’autre sont passés par l’Afghanistan, au début des années 1980, où ils ont lutté contre les Soviétiques.
Les médias se concentrent généralement sur des zones géographiques très ciblées (Proche-Orient, Afghanistan, Indonésie…) ne faudrait-il pas envisager une approche plus globale, mondiale, du radicalisme religieux et, par extension, du jihadisme ?
Les médias se concentrent surtout sur le phénomène terroriste. Peu importe l’actualité, si une explosion peut être attribuée à Al Qaeda ou à Daesh, elle fera la Une. Parce que cette action permet ensuite de poser la question de la préparation de la France, de l’Europe ou du monde libre, face à ce danger, avec moult spécialistes autoproclamés et débats plus ou moins orientés vers la situation interne du pays où les discussions ont lieu.
L’approche globale, si elle est souhaitable scientifiquement, ne ferait que brouiller encore plus le phénomène en cours. De plus, si l’on suit Abu Bakr Naji, les seuls territoires susceptibles d’adhérer à cette logique sont la Jordanie, l’Arabie saoudite, le Yémen, l’Afrique du Nord, le Nigéria, l’Afghanistan et le Pakistan : leur unité géographie, leur faible militarisation, leur aspect d’Etats plus ou moins faillis et la présence de Jihadistes, avant garde armée des Frères musulmans, offrent un espace de circulation aisée pour leur révolution. Dans des espaces déconnectés, comme l’Indonésie ou le Kenya, les conditions locales de développement rappellent que cette forme de terrorisme jihadiste se surimpose dans des territoires marqués depuis 1990, voir avant, par des formes de contestations violentes de lutte pour le pouvoir.
En Europe, et notamment dans les Balkans, et cela depuis le délitement de la Yougoslavie, le radicalisme islamique est très présent. En nous concentrant sur la Bosnie, pourriez vous nous en présenter les mécanismes, particulièrement dans ses relations avec le Proche-Orient, et les enjeux de ce territoire européen pour les acteurs extérieurs ?
La Bosnie (1990-1995) a été le premier théâtre du “choc des civilisations”, qui a suivi le retour des “Afghans” dans leurs pays, sur le pourtour méditerranéens. Parce que des Musulmans étaient massacrés par les Serbes, une aide autant humanitaire que militaire a mobilisé l’opinion publique arabe et iranienne. Les premiers à se mobiliser furent les anciens combattants de la guerre contre les Soviétiques. Pendant qu’une partie faisait le coup de feu en Algérie avec le Front islamique du Salut (FIS), d’autres sont allés soutenir les frères bosniaques. Mais ils sont arrivés dans un pays où l’islam n’était qu’une référence culturelle. L’argent saoudien et iranien a permis de construire des mosquées et des madrassas qui, une fois la paix revenue (1996), ont permis de ré-islamiser les Balkans.
Il convient de relativiser le phénomène, dans la mesure où la Bosnie est un pays en devenir, que des zones restent encore sous-contrôlées par l’administration bosniaque et que l’économie est toujours sinistrée. L’islam se nourrit de cette fragilité.
L’efficacité des renseignements dans la lutte contre le jihadisme sur le territoire français et européen est régulièrement remise en cause ; qu’en est-il vraiment et quelles sont les réformes qu’il faudrait adopter pour ne pas répéter les erreurs de communication ou de réactivité entre les différents services européens ?
La lutte contre le terrorisme n’est pas à proprement parler une affaire de renseignement, mais d’abord une question de police, de justice et de prison. Les défaillances des ces organes, aussi bien en police de proximité qu’en traitement et en suivi des terroristes en prison et après sont plus graves, parce que plus profondes, que la “surprise stratégique” d’un attentat se réalisant. N’oublions pas que de 1996 à 2012, la France n’a pas connu d’attaque terroriste. C’est donc bien que les services ont fait leur travail.
La raison pour laquelle, depuis 2012, certains terroristes réussissent à passer à l’attaque, tient à un changement de nature du terrorisme. Si les services l’ont perçu, l’adaptation de la police et de la justice a été plus longue. Sans parler des pouvoirs politiques qui n’ont pas su anticiper, ni voulut expliquer la nature de la menace. La lutte qui s’est développée en Europe, où l’expérience française fait office d’étalon faute de réelle réflexion, rendue impossible par la position réactive des autorités et des services de renseignement et de sécurité, alors que l’un et l’autre devraient être proactifs. Le tout sous l’œil scrutateur des médias délégitimés.
Cela dit, la coopération des services de renseignement, sur cette question du terrorisme, a été et est exemplaire ; la menace étant globale, aucun service ne peut se permettre que son pays ne soit touché parce qu’il n’a pas joué le jeu en international. Mais il faut bien comprendre que très peu de services ont les moyens et la capacité de réunir des informations intéressantes. Et chacun ne peut échanger que ce qu’il a…
Les alliances de la France avec les pétro-monarchies du Golfe, et parmi celles-ci l’Arabie Saoudite, peuvent nous interroger ; quel a été et quel est aujourd’hui la place de l’idéologie wahhabite (islamisme saoudien) dans la scène jihadiste mondiale ?
Les alliances d’un pays dans une région du monde peuvent générer, en réaction, des attentats dans ce pays quand cette région est tourmentée. Toutefois, si l’Arabie saoudite,le Qatar et la Turquie sont les principaux soutiens au wahhabisme, au salafisme et au Frères musulmans, il ne faut pas se couper d’eux, à moins de les voir disparaître par les hydres qu’ils ont contribué à créer (c’est ce qui se passe en Turquie), mais se donner les moyens de les aider à endiguer la menace. Les Etats-Unis le font avec le Pakistan…
Seulement, les conditions de diffusion de ces idéologies ne sont pas les mêmes. Prenons le wahhabisme, cet islam rigoriste est diffusé par l’Arabie saoudite comme une idéologie culturelle qui participe à son influence, notamment en Afrique. Par contre, les Frères musulmans ont une approche plus interne, conquérant chaque nation, l’une après l’autre, en gangrenant ses institutions sociales, culturelles et finalement politiques, comme l’AKP le fait en Turquie et au travers des communautés turques émigrées. Le salafisme, par contre, présente une forme hybride, diffusée aussi bien par des micro-Etats richissimes comme le Qatar, qui s’opposent au wahhabisme saoudien et au chiisme iranien. Mais il est aussi financé par des sujets saoudiens, comme l’était Ussama bin Ladin, qui entendent lutter contre les régimes socialistes et libéraux du monde arabo-musulmans. Les communautés immigrées d’Europe occidentale, elles, sont irriguées par les mouvements islamistes de leurs pays d’origine ; ces derniers ajoutent des conditions plus locales, plus criminelles de financement, comme leurs services de renseignement et de sécurité, leurs trafiquants de drogues et d’êtres humains.
Enfin, quelles sont aujourd’hui les grandes places du jihadisme mondial et, au regard des événements récents (entrée de la Turquie en Syrie, affaiblissement général de l’Etat Islamique…), quelles hypothèses géostratégique peut-on avancer pour les mois à venir ?
Aujourd’hui, l’espace Jihadiste se situe entre l’Afghanistan et la côte nigériane. Le reflux syrien, qui commence à apparaître, permet un retour d’Al Qaeda, dans ce deux franchises, aussi en Péninsule arabique, avec le conflit au Yémen, qu’au Magrhreb islamique, avec la région sahélo-saharienne. Cet “arc de crise”, définit dans la doctrine française en 2008 comme allant de la Mauritanie à la Somalie, s’avère donc opérationnel, comme théâtre du Jihadisme. Il n’est pas certain qu’il soit appréhendé comme tel par les dirigeants politiques des deux côtés de la Méditerranée…