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L’Union européenne jugée pour son incapacité à protéger les migrants en Libye

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Une vidéo tournée quelque part en Libye montre une vente aux enchères de migrants Africains. Source: CNN.

En Libye, des journalistes de la chaîne américaine CNN ont été témoins d’une scène révoltante qu’ils ont filmée en caméra cachée aux abords de la capitale, Tripoli : une vente aux enchères nocturne d’êtres humains, celle d’une douzaine de migrants africains réduits au rang d’esclaves, vendus par des passeurs pour des sommes allant jusqu’à 400 euros environ. Ces « marchés aux esclaves » auraient lieu en toute illégalité une à deux fois par mois. Le reportage a été diffusé le 14 novembre sur CNN et les images, choquantes, se sont rapidement propagées sur les réseaux sociaux. Elles ont suscité l’indignation de la communauté internationale et relancé le débat sur l’incapacité de l’Union européenne (UE) à protéger les migrants qui transitent par la Libye dans l’espoir de gagner l’Italie.

Dans ses efforts afin d’endiguer les flux migratoires en provenance de Libye, l’Europe est-elle prête à assumer le prix du viol, de la torture et de l’esclavage ? Comment envisage-t-elle, désormais, de répondre à cette crise migratoire et humanitaire sans précédent ?

La Libye, une zone de transit dangereuse pour les migrants

Selon les derniers chiffres de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), plus de 160 000 migrants sont arrivés en Europe par la Méditerranée cette année et près de 3000 sont morts ou portés disparus lors de leur périlleuse traversée en mer sur des bateaux de fortune.

Depuis la chute en 2011 du régime de Mouammar Kadhafi et l’intervention militaire française, la Libye est dans une situation de chaos politique et voit se déchirer les milices pro et anti-gouvernementales. Cet Etat failli du Moyen-Orient (l’Etat failli est un Etat qui ne parvient plus à assurer ses missions régaliennes: l’ordre, la sécurité et le respect de l’Etat de droit) est la plaque tournante du transit des migrants originaires d’Afrique subsaharienne, à la merci des passeurs et trafiquants qui opèrent en toute liberté sur le territoire. L’Union a choisi d’externaliser sa politique migratoire en donnant une souveraineté totale à la Libye pour interrompre le parcours des migrants, qui, en voulant fuir guerres et pauvreté au péril de leur vie, font route vers l’Europe. Ils se retrouvent alors détenus arbitrairement et indéfiniment en Libye, où ils sont exposés, sans possibilité de recours juridique, à toutes formes de violence physique, à l’exploitation, au travail forcé et à l’extorsion.

D’après les chiffres de l’ONU, environ 20 000 personnes se trouvaient dans les centres de détention libyens début novembre, contre environ 7.000 en septembre. Cette explosion du nombre de personnes détenues fait suite à des affrontements meurtriers à Sabratha, ville de l’ouest de la Libye, devenue la plate-forme des départs des migrants vers l’Europe.

Le réquisitoire de l’ONU: l’UE responsable de la crise libyenne

Le 14 novembre, le Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Zeid Ra’ad Al Hussein, s’est livré dans un communiqué à un réquisitoire à l’encontre de l’UE dénonçant la dégradation catastrophique des conditions de détention des migrants en Libye. Le Haut-Commissaire a qualifié d’« inhumaine » la coopération entre l’Union européenne et la Libye visant à endiguer les flux de migrants en Méditerranée et a affirmé que  « la souffrance des migrants détenus en Libye est un outrage à la conscience de l’humanité ». Il confirme les exactions menées contre les migrants en Libye.

Des observateurs de l’ONU se sont rendus à Tripoli début novembre pour visiter des centres de détention du Département libyen de lutte contre la migration illégale (DCIM) . Ils ont pu constater de nombreuses atteintes aux droits de l’homme : viols perpétrés aussi bien par les passeurs que par les gardes; sévices physiques ; conditions de détention inhumaines et dégradantes. Les migrants sont privés de toute dignité et considérés comme de la marchandise.

Les ONG de défense des droits de l’homme et analystes parlent « d’hypocrisie ». La réalité des prises d’otages, viols, enlèvements, tortures et esclavage en Libye était connue depuis longtemps selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), Médecins sans Frontières ou encore Amnesty International, qui n’ont cessé d’alerter les gouvernements européens sur la détérioration progressive du traitement des migrants dans ce pays. Le dirigeant du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme (HCDH), Zeid Ra’ad Al Hussein a déclaré que « la communauté internationale ne peut pas continuer à fermer les yeux sur les horreurs inimaginables endurées par les migrants en Libye et prétendre que la situation ne peut être réglée qu’en améliorant les conditions de détention ».

Il a notamment accusé l’aide fournie par l’UE et l’Italie aux garde-côtes libyens de contribuer a cet enfer. Selon l’ONU et de nombreuses ONG, l’Union européenne serait responsable de cette crise migratoire et humanitaire, du fait des accords que l’UE et plusieurs Etats méditerranéens, dont la France, ont conclus en juillet avec les autorités libyennes. Ces derniers ont pour objectif de bloquer les migrants à la frontière méditerranéenne via la formation spécifique des garde-côtes libyens. L’UE a cherché à protéger ses frontières en repoussant toujours plus les migrants et ne s’est pas préoccupée jusqu’à présent du sort réservé à ceux qui ont été interceptés et envoyés dans les centres de rétention libyens, malgré les inquiétudes grandissantes exprimées par les ONG à ce sujet. L’UE entretient indirectement le système criminel libyen, financé avec l’argent européen. Le plan de la Commission européenne prévoyait une enveloppe budgétaire de 136 millions d’euros à destination de la Libye.

L’appel de Zeid Ra’ad Al Hussein a été contesté par Bruxelles, qui a convoqué une réunion à Genève entre la délégation européenne, la présidence estonienne de l’UE, l’ambassadeur italien et l’ONU. L’UE s’est défendue face aux critiques en indiquant que les centres de détention libyens devaient absolument fermer et qu’elle a souhaité renforcer le champ d’action des garde-côtes libyens avant tout pour « sauver des vies » en mer et aider à la stabilisation du pays. Bruxelles a également ajouté que l’Union facilite l’accès de l’OIM et du HCR aux centres de détention en Libye afin d’assurer la protection des migrants. Ce brûlant constat de l’ONU intervient au moment même où le groupe de contact pour la Méditerranée centrale, réunissant 13 pays européens et africains, dont la France et la Libye, a pris une nouvelle fois l’engagement « d’améliorer les conditions de vie des migrants » dans les centres de détention en Libye, ce qui n’a pour l’instant jamais été respecté.

« Nous ne pouvons pas être un témoin silencieux de l’esclavage des temps modernes»

Le Président français a employé le terme de « crimes contres l’humanité » pour désigner les marchés aux esclaves clandestins en Libye et a réclamé une réunion urgente du Conseil de Sécurité de l’ONU. Le président du Niger, Mahamadou Issoufou, a notamment exhorté la Cour pénale internationale (CPI) à se saisir du dossier  et a suggéré que le sujet soit inscrit à l’ordre du jour du sommet Union Africaine/Union-Européenne des 29 et 30 novembre prochains à Abidjan.

Les solutions proposées sont les suivantes : assurer un traitement digne à tous les migrants, démanteler efficacement les réseaux criminels de passeurs et de contrebandiers, organiser l’ouverture de voies d’entrée légales permettant aux migrants de rejoindre en toute sécurité l’Europe pour faire valoir leurs droits à une protection internationale.

A la veille de la Journée internationale pour l’abolition de l’esclavage, qui se tiendra le 2 décembre, il semble important de rappeler l’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) adoptée en 1948 et qui dispose que « nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes ». Pourtant, l’esclavage apparait comme une réalité tristement actuelle. Selon le dernier rapport de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), publié en septembre 2017, il y a actuellement plus de 40 millions de victimes du travail forcé dans le monde. Comme l’exprime le Haut-Commissaire de l’ONU, « nous ne pouvons pas être un témoin silencieux de l’esclavage des temps modernes ».

Laissée de côté par la communauté internationale focalisée sur l’Irak et la Syrie, la Libye pourrait désormais devenir un Etat clé du Moyen-Orient, tant sur les plans politique que sécuritaire. Au delà de la problématique des migrants, il est également question du repli possible des combattants de Daesh en Libye. L’instabilité du pays profite aux groupes jihadistes, qui en ont fait une terre de recrutement et de transit. La Libye manque de moyens pour parvenir à chasser définitivement l’ombre de l’EI qui plane sur cette région d’Afrique du Nord en proie à l’insécurité la plus totale, six ans après la révolte ayant mis fin à la dictature de Mouammar Kadhafi, dans le sillon des printemps arabes.

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