Les renseignements israéliens, une histoire secrète de l’Etat hébreu (1/2)
“Il y a quelques semaines, dans une grande opération de renseignement, Israël a obtenu une demi-tonne de matériel à l’intérieur de ces voûtes. Et voici ce que nous avons. Cinquante-cinq mille pages. Un autre 55 000 fichiers sur 183 CD. Tout ce que vous allez voir est une copie exacte du matériel original iranien”. Le 30 avril 2018, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu s’exprimait lors d’une conférence de presse organisée à Tel Aviv afin de convaincre la communauté internationale que l’accord sur le nucléaire iranien reposait sur des mensonges. Donald Trump annonce le 8 mai le retrait des Etats Unis du JCPOA, et le retour à un niveau élevé de sanctions. Cette opération, aussi communicationnelle soit-elle, est un énième exemple de l’autorité internationale dont bénéficie la communauté israélienne du renseignement.
Le miracle israélien
Une fois de plus, Israël a fait preuve de toute sa capacité d’influence et de renseignement. C’est que ce petit Etat de 8,5 millions d’habitants, évoluant dans un environnement hostile, a réussi à s’imposer en seulement quelques décennies comme un acteur clé des relations internationales. Fondé en 1948, l’Etat hébreu a réussi à s’émanciper du protectorat britannique, tenir en respect militairement ses voisins arabes, devenir un interlocuteur respecté sur la scène internationale, bâtir une administration solide, favoriser l’immigration juive, créer une économie ex nihilo, être à la pointe de la technologie et même obtenir la bombe atomique. Le tout en faisant régulièrement fi du droit international. Derrière ces prouesses, une institution redoutable s’active dans l’ombre pour assurer la pérennité du projet sioniste : les services de renseignements. Exerçants une fascination sur leurs homologues étrangers, les services israéliens sont respectés par leurs interlocuteurs et redoutés par leurs ennemis. Le Mossad se voit ainsi attribué un don d’ubiquité, nourrissant complots et fantasmes dans l’inconscient collectif, et plus particulièrement au sein des sociétés arabes. Si le Mossad reste l’institution la plus connue, d’autres services opèrent dans l’ombre avec des capacités considérables comme le Shin Beth (sécurité intérieure) ou Aman (renseignement militaire). Qu’en est-il de leur organisation, et véritable efficacité ? Comprendre le miracle israélien passe inévitablement par une plus ample compréhension de l’histoire de ses services de renseignements.
Les services secrets israéliens, artisans de l’indépendance nationale
La tentative de créer l’Etat d’Israël aurait sans doute avorté sans la présence, dès les années trente, de brigades dévolues au renseignement. Sous le mandat britannique, plusieurs services se disputaient le monopole de ces activités : le Shai (Sherut Yediot) branche de la Haganah, organisation paramilitaire sioniste créée en 1920, financée et entraînée par les britanniques, n’hésitait pas à affronter ouvertement d’autres groupes sionistes à l’instar de l’Irgoun. La Haganah ayant été absorbée par Tsahal une fois l’indépendance proclamée, le Shai fut dissout pour former quatres services de renseignements distincts : les renseignements militaires (Aman), un service secret intérieur (le Shin Beth), un service de renseignement étranger (le Mossad), et le méconnu Institut pour l’Aliyah B. Ce dernier joua un rôle clé dans l’affermissement de la jeune nation et prolongea les missions de la branche homonyme créée en 1937. Pilotée par Shaul Avigur, ce service se destine exclusivement à favoriser par tous les moyens l’immigration juive en Israël. Disposant d’un budget de plusieurs millions de dollars et plus de soixante navires et avions, l’Agence aida des centaines de milliers de juifs à migrer vers la terre promise. A titre d’exemple, l’opération Tapis volant, entre juin 1949 et septembre 1950, organisa le départ et l’accueil de plus de 45 000 juifs yéménites. D’autres opérations secrètes au Maroc, en Irak, en Ethiopie et en Union Soviétique, parfois après accords avec les autorités locales, furent orchestrées sous l’égide de l’Agence. Le Mossad récupéra la responsabilité des missions illégales durant les années 1960.
Un autre service encore plus secret offrira à Israël l’assurance-vie suprême : la technologie nucléaire. Le “Lishka le-Kishrei Mada” (Bureau de liaison scientifique) appelé Lakam resta pendant plusieurs années inconnu des services étrangers et même du plus haut dirigeant des services israéliens de l’époque, Isser Harel. Impulsé par Shimon Pérès, en qui Ben Gourion avait une pleine confiance, ce service confidentiel avait pour mission d’assurer l’acquisition de la technologie nucléaire, et plus largement d’envoyer des attachés diplomatiques dans les ambassades israéliennes, en Europe et aux Etats-Unis. Le Lakam s’est ainsi vu chargé d’acheter les matériaux requis pour la centre nucléaire de Dimona, en plein désert de Néguev, et de s’assurer de la sécurité du site. Les agents du Lakam agissaient sous immunité diplomatique en tant qu’attachés scientifiques et tentaient de se sociabiliser dans les cercles savants des pays d’accueil. L’opération Plumbat, orchestrée par le Mossad, reste dans les mémoires en ce qu’elle permit à Israël de détourner 200 tonnes d’oxyde d’uranium affrétés par un navire allemand en partance pour Gênes depuis Anvers. Ce service fût démantelé après le scandale de l’arrestation de Jonathan Pollard en 1985. La capture de cet ancien analyste de la marine américaine, toujours emprisonné, et dont Benjamin Netanyahu n’a de cesse de demander la libération, amène les dirigeants israéliens à réorganiser le renseignement scientifique en le segmentant entre différents services.
Résilience et adaptation
L’activité des services de renseignement est par essence secrète. On comprend alors que les échecs de l’institution soient bien plus médiatisés que ses innombrables réussites. Toutefois, certaines opérations spectaculaires ont contribué à renforcer la réputation des services israéliens. Le Mossad devient ainsi célèbre après l’arrestation en Argentine de l’ancien nazi Adolf Eichmann (1960). Même les échecs peuvent apporter du crédit, comme en témoigne l’enlèvement de l’opposant marocain, Mehdi Ben Barka, en plein quartier de Saint-Germain-des-Près, ou encore l’histoire de l’agent infiltré Elie Cohen. Recruté en 1960 par Aman, il est chargé d’opérer sous une fausse identité. Après quelques mois passés en Argentine afin de peaufiner sa couverture d’exilé syrien, Cohen s’installe en Syrie sous le nom de Kamel Amin Taabat, et devient vite la carte maîtresse d’Israël. Il noue de telles relations de confiance avec les puissants, dont Hafez el Assad, qu’il est même un temps pressenti pour un poste d’adjoint au ministère de la Défense. Pris en pleine transmission d’informations par radio, il est pendu sur place publique à Damas, le 18 mai 1965. Chaque année en Israël, à cette date, une cérémonie commémorative est organisée en son honneur. D’autres opérations incontournables assoient à jamais la supériorité du Mossad. On peut citer, entre autres, la mission Colère de Dieu destinée à éliminer méticuleusement tout individu impliqué dans la mort des 12 athlètes israéliens lors des Jeux Olympiques de Munich (septembre 1972), la destruction de la centrale nucléaire irakienne d’Osirak (1981) d’origine française, la subtilisation des plans de l’avion de combat Mirage conçu par Dassault suite à l’embargo décrété par le général de Gaulle en 1968, le raid contre le siège de l’OLP en 1973 ou encore l’incroyable sauvetage des otages du vol d’Air France détourné pour l’aéroport d’Entebbe en Ouganda (opération où le frère de Benjamin Netanyahu trouvera la mort).
Si ces succès permettent à Israël de s’affirmer sur la scène internationale, les services de renseignement jouent avant tout un rôle de protection du territoire israélien, en particulier suite à la guerre des six jours (1967), marquant l’annexion de la bande de Gaza et de Jérusalem Ouest. Le Shin Beth, chargé de la sécurité intérieure et du contre-terrorisme, connaîtra alors un âge d’or et verra ses moyens considérablement augmentés. La maîtrise de l’arabe dialectal et des réseaux locaux, combinés à de formidables outils d’écoutes, avec la coopération de la CIA, feront du service de la sécurité intérieure un élément clé du dispositif sécuritaire. La sortie en 2012 du documentaire choc The Gatekeepers, où six anciens directeurs du Shin Beth décident de témoigner, permettant de mieux comprendre les défis de ce service, confronté à l’inépuisable opposition terroriste et l’absence de courage politique des décideurs politiques. Force est d’admettre que c’est face à l’hostilité des nations arabes, puis des groupuscules idéologiques infra étatiques que les services de renseignement hébreux ont pu s’affuter. La première intifada et la guerre civile libanaise marquent toutefois un tournant dans la menace ressentie par Israël. Les actes terroristes et l’embourbement résultant de l’invasion du Liban, en 1982, amènent les autorités israéliennes à revoir leur dispositif, sous le joug d’un contrôle démocratique accru.
Face aux polémiques, les autorités israéliennes enquêtent systématiquement afin de trouver les responsables et parfaire l’efficacité des agents. Ainsi, la commission Landau (du nom de l’ancien Président de la Cour suprême) instituée en 1987 suite au meurtre par lynchage de deux palestiniens à l’initiative du détournement du Bus 300, fixe le cadre juridique applicable aux interrogatoires. Ceux-ci doivent se borner à l’avenir à des pressions physiques modérées dans un cadre légal. Beaucoup plus tôt, le démantèlement d’un réseau de juifs égyptiens monté par le renseignement militaire Aman, afin d’éviter un rapprochement le nouveau pouvoir nassériste et l’Occident, contraindra Ben Gourion à la retraite définitive. Cette affaire Lavon (1954) aboutit au refus durable de recruter des juifs pour opérer dans leur pays d’origine.
La preuve la plus puissante de cette faculté de remise en question reste dans les leçons tirées de la non-prévision par les renseignements militaires de l’attaque lancée par les armées égyptiennes et syrienne le 6 octobre 1973. La commission Agranat obtient, entre autres, le limogeage du directeur, de son adjoint et du chef d’Etat major de l’Armée de terre. Sur l’aspect organisationnel, une architecture plus claire est adoptée : de nouvelles unités de recherches sont créées. Le Shin Beth et Mossad sont chargées uniquement de l’analyse contradictoire. De plus, le département politique du ministre des Affaires étrangères est rétabli afin de faciliter l’analyse des risques. Ces épisodes permettent d’apprécier le caractère complémentaire, voire concurrentiel, des services israéliens. Chaque service doté de compétences propres peut entretenir un rapport conflictuel avec les autres en fonction des circonstances sécuritaires et des priorités politiques dégagées.