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L’Irak au cœur de la tourmente (2/3) : le duel des ayatollahs Sistani et Khamenei

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L’Irak se retrouve malgré lui au cœur de la montée des tensions géopolitiques régionales. Dans ce nouveau « Grand Jeu » qui se dessine aujourd’hui, les ayatollahs Sistani et Khamenei incarnent deux influentes visions stratégiques opposées.

Irak, le cœur de la mobilisation islamique chiite

Militaires durant le pèlérinage d'Arba'in.
Militaires durant le pèlerinage d’Arba’in

Depuis 1958, l’Irak constitue le cœur de la mobilisation islamique chiite. Cette mobilisation est fondée par de hauts dignitaires chiites réformistes. Elle soutient un projet d’éducation populaire à la religion et assure un soutien social aux chiites défavorisées. Historiquement, cette mobilisation a également visé à contenir l’expansion du communisme auprès de ces classes populaires chiites.

L’Irak voit les principaux mouvements islamiques chiites se développer sur son territoire. Cependant, l’influence idéologique est partagée par les dignitaires issus des écoles religieuses d’Irak et d’Iran. Muhammad Bâqir al-Sadr, l’un des cadres fondateurs, développe la théorie controversée du wilaya al-fiqh[1] qui va irriguer en profondeur ces mouvements.

Cette théorie, appliquée en Iran, accorde aux autorités religieuses une prééminence dans le gouvernement des hommes et a une portée fondamentalement transnationale. À l’opposé, le clergé irakien conservateur se cantonne majoritairement à un rite chiite apolitique. Les deux héritiers contemporains de ces théories antagonistes sont les ayatollahs Khamenei en Iran et Ali al-Sistani en Irak. Leur opposition au regard du rôle des dignitaires religieux dans la vie politique conditionne une large partie des enjeux géopolitiques de la région du Golfe.

Depuis 2003, le renforcement de l’autorité de Sistani

La guerre Iran-Irak (1980-1988) a vu la consécration des milices chiites inspirées par le wilaya al-fiqh. Formés, entraînés et financés par l’Iran khomeyniste, les mouvements chiites ont dès lors commencé à prospérer en Irak. Paradoxalement, l’invasion de la coalition internationale menée par les États-Unis en 2003 a considérablement renforcé les mouvements chiites. Ces milices constituent le versant armé d’une mobilisation islamique chiite à vocation à la fois sociale, politique et religieuse.

À l’opposé, l’ayatollah Ali al-Sistani devient à ce moment une figure de ralliement pour de nombreux chiites irakiens. Les États-Unis ne comprennent que trop tard l’influence majeure que peut jouer le clerc sur la vie politique nationale. S’il se refuse à participer activement à la vie politique irakienne, ses avis et commentaires constituent une précieuse source d’inspiration pour ses nombreux fidèles.

Depuis 2003, le clerc irakien s’est ainsi affiché comme un opposant constant à l’immixtion de l’Iran dans la vie politique nationale. L’édile privilégie la voie diplomatique et les fatwas appelant au désarmement des milices chiites dont une majorité suit un agenda fixé par les Gardiens de la révolution iraniens. Sistani est un acteur central, quoique distant, de la vie politique irakienne. Il incarne un nationalisme renouvelé et le défenseur de la démocratie. Adversaire idéologique, théologique et politique des ayatollahs iraniens, sa voie est aujourd’hui l’une des plus influentes pour endiguer les ingérences étrangères dans son pays.

Irak, le terrain des luttes d’influences

Depuis 2018 l’Iran est asphyxié économiquement par le retour des sanctions américaines à son encontre. Dès lors, l’Irak apparaît comme la principale échappatoire à l’isolement de son voisin. Tant économiquement que militairement ou politiquement, les liens entre les deux pays sont partic,ulièrement intenses. À la croisée de ces domaines, les ayatollahs Sistani et Khamenei se livrent à une confrontation intense, quoique discrète.

Nationalisme contre transnationalisme, démocratie contre théocratie, pacifisme contre milicianisation de la société, tout oppose ces deux édiles. L’Irak est aujourd’hui le terrain d’affrontement entre ces courants de pensée antagonistes. Toutes les décisions politiques majeures en Irak sont ainsi le produit d’un subtil jeu de balancier entre ces forces. L’actuelle montée des tensions entre l’Iran et les pays de la Péninsule arabe alliés aux États-Unis se traduit ainsi par une concurrence accrue entre ayatollahs. Chacun d’entre eux cherche à préserver son pays des désordres régionaux en mobilisant ses forces dans ce pays ravagé par quarante années de ravages.

Dans ce contexte, l’actualité politique irakienne est par conséquent la traduction visible de cette opposition feutrée. Elle permet ainsi d’observer le poids relatif de chacun de ces acteurs sur la balance des pouvoirs. Alors que les tensions régionales paraissent s’éloigner de l’apaisement, l’Irak constitue le meilleur indicateur des capacités d’action de l’Iran. En ce sens, l’ayatollah Ali al-Sistani semble être l’un des rares acteurs capables de modérer les passions bellicistes dans cette région du Golfe.

[1] Reprise et développée par l’ayatollah Khomeiny sous le nom de wilayet e-faqih : « gouvernement des jurisconsultes ».

Sources

– Faleh Abdul Jabar, The Shi’ite Movement of Iraq, Sadiq Book, 2003.

– AP, « Once again, Iraq caught up in tensions between US and Iran ». https://www.apnews.com/62be4d0567144d5eb7ed194ccb87b7aa

– Orient XXI, « L’Irak déchiré entre l’Iran et l’Arabie Saoudite ». https://orientxxi.info/magazine/bagdad-enjeu-regional-majeur,3174

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Arnaud FORAY

Diplômé en Sociologie et philosophie politique à l'Université Paris 7 ainsi qu'en Défense, sécurité et gestion de crise à l'institut IRIS Sup', Arnaud Foray est spécialisé en analyse politique et géopolitique sur la région Moyen-Orient, en particulier sur la pensée d'Ibn Khaldûn et les mouvements islamiques en Irak, au Liban et sur la Palestine.

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