Palestiniens et Ouïghours, la position divergente de l’Iran

Au moins 1 million de Ouïghours incarcérés[1], plus de 40 000 morts dans la bande de Gaza[2]. Le sort de ces deux peuples constitue des atteintes graves au respect des droits humains, du droit des conflits armés et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Pourtant, la position de l’Iran n’est pas univoque concernant ces deux causes, malgré ses aspirations de défense de l’Umma[3], la communauté des musulmans dans le monde. 

Il devient alors intéressant de questionner la politique du deux poids, deux mesures de Téhéran dans son soutien envers ces peuples. Cela permettra par la même occasion de mettre en évidence que les dimensions religieuses et les valeurs prônées par les États sont parfois reléguées au second plan, à la faveur de leurs intérêts nationaux et stratégiques.

Courte rétrospective sur le régime iranien

Dès la Révolution de 1979, le régime islamique iranien affirmait sa volonté de libérer les populations musulmanes opprimées à travers le monde[4]. Cette volonté a d’abord été inscrite au sein du projet d’exportation de la révolution dans d’autres États musulmans dans les années 1980. Cependant, les difficultés économiques et la guerre avec l’Irak de 1980 à 1988, ont contraint le régime iranien, alors sous la présidence d’Hachemi Rafsandjani (1989-1997), à adopter une approche plus pragmatique. Cela s’est traduit notamment dans ses rapports diplomatiques, en écartant l’aspect religieux des débats. On peut le vérifier en prenant l’exemple des relations nouées avec les nouvelles républiques d’Asie centrale qui craignaient des mouvements révolutionnaires islamiques au sein de leur population[5].

Une cause chère aux yeux de Téhéran

Il est néanmoins une cause pour laquelle le régime iranien a toujours maintenu une position relativement similaire, celle de la cause palestinienne. La raison provient avant tout d’un antisionisme radical faisant partie du projet révolutionnaire lui-même. En effet l’État hébreu et le Shah, l’ancien dirigeant de l’Iran jusqu’en 1979, entretenaient des relations mal vues par une partie des Iraniens[6]. De plus, les Palestiniens, malgré leur obédience sunnite, sont des musulmans et appartiennent donc à l’Umma. Téhéran a donc saisi l’opportunité de devenir le défendeur principal de ce peuple puisque les États arabes abandonnaient petit à petit cette cause. L’Égypte[7], la Jordanie ou encore le Maroc[8] ont normalisé leurs rapports avec Tel-Aviv.

L’Iran a fondé un réseau de groupes armés en Syrie, en Irak, au Yémen, au Liban et en Palestine qui forment aujourd’hui son « axe de résistance » face au « grand » et au « petit Satan » [9]. Le Hezbollah, les Houthis, le Kaita’ib Hezbollah ou encore le Hamas sont financés, équipés et entraînés par le régime iranien à travers le corps des Gardiens de la Révolution[10]. Depuis 2023 et le déclenchement de la guerre à Gaza, la République islamique a renforcé son attitude hostile envers Israël. Le sort du peuple palestinien est donc d’une grande importance pour le régime qui lutte pour que ce dernier puisse vivre sans être opprimé.

Un silence de l’Iran assourdissant concernant la cause des Ouïghours

Il devient alors intéressant de se demander comment se positionne le régime iranien quant à la question des Ouïghours. Le silence sur le sujet est assez évocateur. Il est très compliqué de trouver des discours dans lesquels Téhéran se place en faveur de cette population. Par exemple, il n’y a pas de tribunes portées par Téhéran devant les Nations unies appelant à la fin de la maltraitance de cette population. L’Iran ne fait pas non plus partie des pays signataires de la déclaration commune transrégionale sur le Xinjiang rédigée par la France[11].

Pourtant, les Ouïghours sont des musulmans sunnites opprimés eux aussi. La différence réside dans l’identité de l’oppresseur. Ici, c’est la Chine, et l’Iran n’a pas du tout la même hostilité envers Beijing qu’envers Israël. Il serait plutôt juste de dire que Téhéran a une relation de grande dépendance envers la Chine puisque cette dernière achète une grande partie de ses hydrocarbures sous sanctions internationales. Pour ce faire, les deux pays ont mis en place un ingénieux système de transport maritime au sein duquel les pétroliers iraniens vident leurs cales dans des pétroliers malais qui terminent le trajet jusqu’en Chine[12]. Les intérêts iraniens ne se retrouvent donc pas du tout dans la critique de son partenaire économique, contrairement à la situation palestinienne, où le discrédit de Tel-Aviv et de l’Occident coïncide totalement avec la stratégie de chaos régional de Téhéran. L’Iran n’est d’ailleurs pas le seul pays musulman[13] à travers le monde qui ne condamne pas la Chine[14] sur ce sujet afin de ne pas mettre en danger une relation avantageuse avec Beijing[15].

Conclusion de la comparaison

La comparaison de la situation palestinienne et celle des Ouïghours permet ainsi de montrer que l’oppresseur a plus d’importance que l’opprimé. Ce constat se fait pour l’Iran mais aussi pour les États-Unis ou tout autre acteur étatique, puisque ces derniers se comportent comme des « like units [16] » : ils recherchent la sécurité et la protection de leurs intérêts nationaux. Le deux poids, deux mesures est monnaie courante sur la scène internationale.

[1] AFP. La Chine est responsable d’un « génocide » des Ouïgours, selon des experts réunis à Londres. Mis en ligne le 10/12/2021 sur Le Monde (consulté le 10/10/2024). Disponible sur : La Chine est responsable d’un « génocide » des Ouïgours, selon des experts réunis à Londres (lemonde.fr)

[2] Asmaa Maad. Morts à Gaza : pourquoi les chiffres du ministère de la santé du Hamas sont considérés comme fiables par l’ONU et certaines ONG. Mis en ligne le 09/10/2024 sur Le Monde (consulté le 10/10/2024). Disponible sur :  Morts à Gaza : pourquoi les chiffres du ministère de la santé du Hamas sont considérés comme fiables par l’ONU et certaines ONG (lemonde.fr)

[3] Définitions : umma, oumma – Dictionnaire de français Larousse

[4] Thierry Coville, L’Iran, une puissance en mouvement, éditions Eyrolles, p.104

[5] Thierry Coville, L’Iran, une puissance en mouvement, éditions Eyrolles, p.107

[6] L’Iran et Israël, de l’amitié à l’hostilité | Conflits : Revue de Géopolitique (revueconflits.com)

[7] Accords de Camp David – Le Monde diplomatique (monde-diplomatique.fr)

[8] Le Monde. Les accords d’Abraham, signés entre Israël et plusieurs Etats arabes, doivent être préservés ». Mis en ligne le 20/05/2021 (consulté le 24/09/2024). Disponible sur : « Les accords d’Abraham, signés entre Israël et plusieurs Etats arabes, doivent être préservés » (lemonde.fr)

[9] Appellation utilisé par Téhéran en référence aux États-Unis et à Israël

[10] Payam Mohseni and Hussein Kalout. Iran’s Axis of Resistance Rises. Mis en ligne le 24/01/2017 sur Foreign Affairs (consulté le 23/09/2024). Disponible sur : Iran’s Axis of Resistance Rises | Foreign Affairs

[11] Déclaration commune transrégionale sur le Xinjiang – France ONU (delegfrance.org)

[12] Russie, Chine, Iran – La revanche des empires – Regarder le documentaire complet | ARTE

[13] Chine : silence du Moyen-Orient sur le rapport de l’ONU sur les Ouïghours | Middle East Eye édition française

[14] Ainsi, l’Arabie saoudite, le Bahreïn, Oman ou encore les Émirats arabes unis ont soutenus la Chine sur la question des Ouïghours (Ouïghours: le silence coupable du monde musulman | Slate.fr)

[15] Rochelle Terman. The Shame Weapon. Mis en ligne le 27/03/2024 sur Foreign Affairs (consulté le 24/09/2024). Disponible sur: The Shame Weapon | Foreign Affairs

[16] Concept du théoricien Kenneth Waltz qui pense les États comme des unités ayant des comportements similaires quel que soit leur situation : la survie à travers la recherche du maximum de sécurité.