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L’épuration de l’Europe Centrale

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Milan Kundera écrit en 1983 dans la revue Le débat un article intitulé : « Un Occident kidnappé, ou la tragédie de l’Europe Centrale ». Cet article va remettre au goût du jour le concept d’Europe Centrale. Un concept intéressant à étudier pour comprendre la période si particulière que traverse en ce moment l’Europe Centrale.

Le territoire de la Pologne, au coeur de l'Europe Centrale, avait un territoire beaucoup plus grand avant la Seconde Guerre Mondiale.
Territoire de la Pologne avant et après la guerre.

Une entité à définir

Tout d’abord, même si ce n’est pas chose aisée, il faut définir l’Europe Centrale. En effet, il n’y a qu’à voir la page Wikipédia dédiée à l’Europe Centrale pour voir à quel point la définition peut faire débat. Milan Kundera y inclut: l’Autriche, la Hongrie, la Tchéquie, la Slovaquie et enfin la Pologne. Mais Milan Kundera choisit spécifiquement ces pays pour servir son analyse ancrée dans le temps de la Guerre Froide et enfermée dans le concept des Petites Nations. Toutefois, cette définition est discutable et a pour effet d’effacer l’influence allemande sur la culture centre-européenne pourtant notable. De plus, Kundera entrevoit l’Europe Centrale comme culturellement en opposition au monde Russe ce qui exclut de sa définition l’Ukraine pourtant très proche historiquement de la Pologne, mais aussi les pays Baltes ou la Bulgarie qui sont de culture russe. Les Balkans à bien des égards, notamment linguistique, le croate est par exemple très proche du polonais, pourraient également figurer dans cette liste même si la voie particulière suivie pendant la Guerre Froide les rendait extérieur aux problématiques centre-européennes. Si les pays donnés par Kundera ne sont pas forcément les seuls représentants de l’Europe Centrale, ils en sont cependant une composante existentielle. Un cœur.

Des Nations sans pays

Comme nous l’avions évoqué dans un précédent article (ici et ) sur l’histoire de la Pologne au XIXe siècle, l’Europe Centrale ne possède pas une cohérence territoriale aussi prononcée que l’Europe de l’Ouest. Dans la carte ci-jointe, on voit comment le territoire de la Pologne a par exemple évolué complètement après la Seconde Guerre Mondiale. La Hongrie perdra les deux tiers de son Royaume après le traité du Trianon en 1919. Avant 1945, les peuples sont donc très éparpillés et les communautés sont souvent constituées dans des enclaves au milieu d’un territoire majoritairement étranger. Le démantèlement de la Double Monarchie d’Autriche-Hongrie, appuyée par le président américain Wilson et son fameux « droit des peuples à disposer d’eux mêmes », va voir réapparaitre un grand nombre de pays dont les peuples ne coïncident pas toujours avec l’État dans lequel ils vivent. Mais les idées nationalistes en vogue en Europe en ce début du siècle vont pousser de nombreux anciens membres de la Double Monarchie à commencer à épurer leur territoire. Même si la carte ethnique de l’Europe Centrale est très diversifiée trois événements vont faire que le visage de l’Europe Centrale va changer pour toujours.

Tout d’abord, l’extermination des Juifs par les Nazis, puis la continuation de massacres après la guerre (par exemple le pogrom de Kielce en 1946) qui décida définitivement aux survivants de fuir pour l’Occident ou pour la Palestine fut un changement profond de l’Europe Centrale. Le peuple juif était un facteur notable dans la grande diversité ethnoculturelle qui y régnait alors. Présent depuis un millénaire dans la région, il avait particulièrement contribué à créer des ponts entre les différentes cultures centre-européennes.

Le deuxième aspect fut l’expulsion des populations allemandes de cette partie de l’Europe. Depuis le XIIIe siècle, les Allemands s’étaient répandus vers l’est de l’Europe selon le fameux concept du Drang nach Osten (« Marche vers l’est »). Cette colonisation avait notamment fait émerger le puissant Ordre Teutonique dont l’enclave russe de Kaliningrad est un vestige. L’influence de ces populations est considérable. Franz Kafka, un des plus grands écrivains du XXe siècle était tchèque et juif mais écrivait en langue allemande. La carte électorale polonaise se superpose encore quasi-parfaitement avec les limites de l’ancien Royaume de Prusse ; à l’ouest, ancien territoire Prusse, on vote Plateforme Civique, le parti centre-droit libéral, tandis qu’à l’est, région plus pauvre, on vote pour le Droit et Justice (PiS) le parti ultra-conservateur actuellement au pouvoir. Après la guerre, ce sont plusieurs millions d’allemands qui ont du quitté ces territoires, dont une importante partie perdant la vie sur le chemin du retour vers l’Allemagne ou l’Autriche. La population d’Allemagne de l’est augmenta de plus d’un quart à la suite de ces mouvements de population.

Le dernier changement, lié aux deux premiers, est l’ethnicisation de manière générale des territoires européens dans la première partie du XXe siècle. Tous les pays d’Europe Centrale, et pas seulement sous l’influence nazie ou soviétique vont se mettre à ethniciser leur pays, seul gage selon eux d’une stabilité nationale. Winston Churchill lui même déclarera en 1944 : « il n’y aura plus (en Pologne) de mélanges de population pour causer des troubles sans fin ». Ces mouvements se firent dans une grande violence et effacèrent des pans entiers de la culture centre-européenne tout simplement parce que plus personne n’était là pour la représenter. En 1923, 95% des habitants de Gdańsk (Dantzig) sont allemands. Lviv dans l’ouest de l’Ukraine était composée à 50% Polonais en 1930, aujourd’hui ils représentent moins de 1%. En Tchécoslovaquie, seuls deux-tiers de la population sont tchèques ou slovaques, dix ans plus tard 94% sont l’un ou l’autre.

Un territoire recomposé

L’Europe Centrale a donc connu une modification en profondeur de sa démographie, de sa géographie et de sa diversité. L’Europe Centrale bouillonnante de culture des années 1920 avait disparu. Les centres culturels qu’étaient Prague, Varsovie, Budapest ou Vienne sont relégués au statut de ville mineure et soumise à la férule communiste. Dans un prochain article nous verrons le déroulement de l’occupation soviétique de 1945 à 1989 en Europe Centrale, pour ensuite tenter d’expliquer la politique centre-européenne contemporaine à l’aune des événements majeurs du siècle dernier.

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