1972 : Fischer – Spassky, les échecs au cœur de la Guerre froide
Il y a quarante-six ans, du 11 juillet au 1er septembre 1972, l’affrontement entre les États-Unis et l’URSS en pleine Guerre froide prit un aspect bien singulier. Loin de la crise des missiles ou de la course aux armements, la compétition pour l’hégémonie mondiale eut cette fois lieu sur un simple échiquier, symbolisée par le duel entre deux hommes. Réputé comme le « match du siècle », voire de l’Histoire des échecs, le combat entre l’étasunien Robert Fischer – dit Bobby – et le soviétique Boris Spassky connut une ampleur sans commune mesure de par les enjeux qui l’entourèrent au point de devenir un véritable fait géopolitique.
L’échiquier, nouveau terrain de confrontation mondiale
Une décennie après l’effervescence de la crise de Cuba, s’ouvre une période de détente entre les deux superpuissances, illustrée notamment par la signature des accords SALT 1 en 1972 visant la réduction des arsenaux nucléaires. Le contexte fait dès lors la part belle au soft power qui occupe une place majeure dans cet affrontement latent. Les compétitions sportives sont de véritables batailles où chaque camp espère démontrer sa supériorité sur l’autre. En 1972 donc, la propagande par le sport ne se jouera pas sur l’habituel terrain de la performance physique, mais davantage sur celui de la performance cérébrale, du combat de l’esprit.
Les échecs sont, depuis 1948, sous la domination complète de l’URSS avec une succession de neuf championnats du monde remportés par des joueurs soviétiques. Cette prééminence est pour l’URSS la preuve de la supériorité intellectuelle fournie par son modèle sur l’Occident décadent. Malgré ses bons joueurs, les États-Unis ne parviennent pas à surpasser l’école échiquéenne soviétique. L’émergence d’un jeune prodige va toutefois faire naître des espoirs de revanche à l’Ouest. Le talentueux Bobby Fischer parvient à se hisser seul au sommet de l’élite mondiale et rivalise avec les grands maîtres de l’Est. Malgré des relations tumultueuses entre Fischer et les instances internationales d’échecs, celui-ci s’engage dans la voie pour le titre mondial, poussé par les hautes sphères de l’administration étasunienne. En 1971, lors des phases éliminatoires, Fischer démontre sa supériorité en écrasant deux des meilleurs joueurs soviétiques1. Vainqueur, il devient alors l’adversaire déclaré de l’actuel champion du monde Boris Spassky, dans un match qui sera porté au plus haut niveau médiatique comme le symbole de la poursuite de la compétition totale que se livrent les États-Unis et l’URSS.
Le choc des représentations
À l’image des litiges antiques se réglant par le combat de deux champions, le duel entre les deux superpuissances se personnifie à travers l’opposition de deux hommes, avec pour seules armes leur vision stratégique et leur puissance de calcul. La rencontre a lieu en terrain « neutre », dans la capitale islandaise Reykjavík, pour un match en 24 parties qui durera 53 jours. L’ensemble des médias internationaux sont présents et relayent l’événement. L’enjeu transcende la performance purement sportive entre deux grands maîtres, et au-delà des hommes, ce sont bien des systèmes, des idées et des représentations qui s’affrontent sur l’échiquier. D’un côté, ce qui est présenté comme un modèle d’organisation rationnelle permettant le plein accomplissement de l’individu. Une véritable école soviétique où les échecs sont partie intégrante du système politique et où d’importants efforts financiers et humains sont consentis pour la conception en chaîne de champions dont Spassky est l’ultime représentant. De l’autre, un monde davantage organisé autour de la croyance en un pouvoir fécondateur de la liberté, où l’absence de contraintes idéologiques révélerait le génie de l’homme, et dont Fischer, l’enfant autodidacte de Brooklyn, serait le parfait exemple.
Émaillé de nombreux rebondissements et de plusieurs controverses, notamment du fait de l’attitude provocatrice de Fischer, le match est finalement remporté par ce dernier, sur le score de 12,5 à 8,5. Pour la première fois depuis 24 ans, le titre de champion du monde échappe à un Soviétique, véritable rupture dans le milieu échiquéen. Au-delà de la victoire de Fischer, sur la scène internationale, il s’agit d’une victoire symbolique des États-Unis en matière de représentations et d’images sur l’URSS que l’appareil de propagande étasunien ne manquera pas de diffuser. Celle d’un Bobby élevé au rang de héros national et de son triomphe sur la terrible, mais sclérosée, machine soviétique, schématisant in fine la victoire inéluctable du « monde libre » sur l’URSS. Si cet événement sportif n’est évidemment pas un tournant au sein de la chronologie de la Guerre froide, il reste l’illustration de l’affrontement total, protéiforme et le plus souvent indirect que se sont livrés les deux superpuissances, ainsi que la place notable du sport et de l’image dans cette compétition acharnée.
S’intéresser au sujet par l’écran : Le récent film Le Prodige (Pawn Sacrifice en version originale) retrace, en s’autorisant beaucoup de liberté quant à la véracité de certains faits, des pans de la vie de Fischer à travers son duel contre Spassky.
1Il bat confortablement en quart de finale et en finale du tournoi des candidats les grands maîtres soviétiques Mark Taïmanov et Tigran Pétrossian sur les scores de 6–0 et 6,5–2,5 respectivement. Sort identique pour le danois Bent Larsen éliminé par Fischer en demi-finale sur le score de 6-0.