Ruptures technologiques, inertie(s) géopolitique(s) : trois exemples contemporains
« Quiconque contrôle le point haut de l’espace contrôle le monde. L’Empire romain contrôlait le monde parce qu’il pouvait bâtir des routes. Plus tard, l’Empire britannique dominait grâce à sa marine. A l’ère de l’aéronautique, nous étions puissants car nous avions l’avion. Et maintenant les Communistes ont déjà un pied dans l’espace. Très bientôt ils auront de satanées plateformes spatiales du haut desquelles ils nous jetteront des bombes nucléaires sur la tête. » Ce mot, attribué à Lyndon Johnson, alors Vice-Président des Etats-Unis, dans le film L’étoffe des héros traite du programme Mercury censé faire pièce à l’hégémonie technologique spatiale soviétique. Associer rupture géopolitique et rupture technologique apparaît bien naturel. La prédominance militaire des Etats-Unis sur le reste du monde au sortir de la Seconde guerre mondiale semble suivre le même raisonnement : en plus de leur supériorité d’armement conventionnel, les Etats-Unis disposent alors de l’arme nucléaire. L’arme suprême sera d’ailleurs l’un des déterminants de l’affrontement Est-Ouest. Pour certains, cet équilibre de la terreur [1] selon la logique du sigle du fou a permis d’éviter l’affrontement armé direct entre les deux superpuissances de la deuxième moitié du XXe siècle. L’innovation technique a dès lors eu une traduction stratégique immense : geler un conflit selon la formule de Raymond Aron « Paix Impossible, Guerre improbable ». Par la suite, les grandes ruptures technologiques ont été associées à des « moments » géopolitiques. Appelées Offset Strategies : le développement d’armes nucléaires pour contrer la supériorité conventionnelle soviétique dans les années 1950, le développement des technologies de l’information et de la télécommunication dans les années 1970 pour se différencier à l’âge de la parité nucléaire et enfin dans les années 2000 pour lutter contre la guerre hybride notamment. Parmi les technologies relevant de la troisième offset strategy, nous avons choisi de porter notre regard sur trois en particulier : les vecteurs véloces, l’ordinateur quantique et l’intelligence artificielle. Nous proposons dans notre propos d’analyser en quoi certaines peuvent amener des ruptures stratégiques, et d’autres plutôt une certaine inertie géopolitique.
Les vecteurs véloces et la dissuasion nucléaire
Première de ces technologies de rupture présentée comme « game changer » géostratégique : les vecteurs hyper véloces ou hypersoniques qui concernent des armements dont la vitesse est supérieure à Mach5 [2]. Leur vitesse rendrait leur interception impossible tandis que leur portée en ferait des outils de pénétration de dispositifs ennemis particulièrement efficaces. Les pays les plus avancés dans le développement de ces armements sont les Etats-Unis, la Chine [3] et la Russie [4]. Le programme américain de Conventional prompt global strike est emblématique des enjeux de l’arme hypersonique en ce sens qu’il vise notamment à lutter contre les stratégies de déni d’accès (dispositifs de défense antiaérienne et défense antimissiles notamment). Il peut également être utilisé en tant qu’arme d’anti-prolifération nucléaire, en frappant en phase de mise à feu [5] un missile nucléaire lancé par une puissance hostile. Néanmoins, les vecteurs véloces pourraient bien voir leur utilité difficilement justifiable. En effet, les capacités de saturation des technologies actuelles permettent de pénétrer la plupart des systèmes de défense (pourvu d’y mettre les ressources suffisantes), qu’ils soient conventionnels ou nucléaires. La véritable différence serait néanmoins son influence sur la dissuasion nucléaire vu le caractère d’autant plus instantanée de celle-ci : une plus grande tempérance sera-t-elle alors de mise ? La crise nord-coréenne / nord-américaine nous force à suspendre prudemment notre jugement.
L’ordinateur quantique et l’enjeu de la cybersécurité
L’ordinateur quantique apparaît également révolutionnaire au vu des améliorations phénoménales qu’il est susceptible d’amener en termes de puissance de calcul et de cryptographie. A titre de comparaison, un supercalculateur créé selon l’état actuel de la technologie avec l’ensemble des atomes de l’univers serait aussi efficace qu’un ordinateur quantique de 300 qbits. Les conséquences se matérialisent en termes de cryptographie (protéger une information relevant d’un dispositif de défense militaire) et de cryptanalyse (pénétrer les systèmes d’informations ennemis). A l’heure actuelle, la Chine avec son satellite à communication quantique Mozi [6], lancé en 2016 et ayant produit sa première transmission quantique d’information en 2017 semble avoir une longueur d’avance sur l’ensemble de ses concurrents en matière de cryptanalyse. Quant aux Etats-Unis, ils investissent ostensiblement, notamment dans la société supposée être la plus avancée sur le sujet : D-Wawe [7], qui a annoncé en 2016 pouvoir commercialiser un ordinateur quantique de 2000 qbits. Pour autant, en mettant de côté le fait que cette technologie reste à l’heure encore au stade très expérimental, des mécanismes anti-décryptage post-quantiques sont en cours de développement. Ils pourraient ainsi tuer dans l’œuf la stratégie de cryptanalyse quantique. Enfin, les informations les plus sensibles et les plus protégées informatiquement au monde ne sont pas à l’abri de défaillances humaines [8] : la révolution quantique semble peu immune au renseignement d’origine humaine.
L’intelligence artificielle, une révolution protéiforme
L’intelligence artificielle enfin, désignée par Vladimir Poutine comme la clé de la domination de l’ordre international [9], peut être illustrée par les systèmes d’armes autonomes. Ces derniers promettent d’ores et déjà de dépasser les capacités cognitives humaines (en matière de traitement de données, aussi bien en rapidité, qu’en qualité et volume de données) mais aussi en matière d’exécution (prise de décision complètement objective selon des critères prédéfinis, niveau de précision inimitable par un opérateur humain, engagement dans des environnements inhospitaliers par nature et dangereux opérationnellement). Déjà développée par les principaux pays producteurs d’armes (à savoir la Chine, les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne, Israël et la Russie), son poids économique devrait tripler sur la période 2017-2021. Si l’autonomisation couvre à l’heure actuelle de multiples fonctions (systèmes létaux hors ouverture du feu, systèmes de défense anti-aérienne), l’extension de son champ d’emploi semble irrésistible : systèmes de renseignement, de surveillance voire de commandement. Les limites à cette technologie paraissent être cantonnées à sa maturation : on pense notamment à l’incident qui a mené en 2003 à ce que des batteries Patriot aient tirés sur un avion F-16 et un avion F-18, ce dernier ayant été forcé de riposter sur la batterie de missiles. Pour ce qui est des craintes concernant l’autonomisation complète, notamment relevées par des acteurs industriels de poids de la Silicon Valley [10], elles n’entravent pas à l’heure actuelle la marche de l’Intelligence Artificielle de défense. Ainsi, cette dernière, contrairement aux deux technologies présentées dans notre bref exposé, semble incarner pleinement une rupture aussi bien technologique que stratégique d’un point de vue géopolitique.
Par Vincent Satgé & Nicolas Moulin.
Article écrit dans le cadre de notre partenariat avec Major Prépa et disponible dans la revue Le Major, novembre 2017, p80.
Major Prépa accompagne les étudiants en classe préparatoire toute l’année avec du contenu académique, des précieux conseils méthodologiques et un suivi pendant les concours.
[1] Hanna Arendt
[2] Mach 1 étant la vitesse du son, Mach2 deux fois la vitesse du son, etc…
[3] Programme de planeur hypersonique DFZF visant Mach5 à Mach10
[4] Notamment le planeur YU71 visant Mach15.
[5] Moment opportun car la vitesse est la plus réduite à ce moment-là.
[6] Pékin réussit une liaison quantique depuis l’espace et fait un pas décisif vers un Internet inviolable, Les Echos, 16 juin 2017.
[7] L’ordinateur quantique de la NASA et de Google double ses capacités, Le Monde, 29 septembre 2015
[8] Que l’on songe à l’arme nucléaire et à son obtention par l’Union soviétique notamment grâce au renseignement humain.
[9] « L’intelligence artificielle s’apprête à bouleverser la politique internationale », Le Monde, Julien Nocetti, 25 octobre 2017.
[10] Elon Musk agite (encore) le spectre de l’IA en évoquant une troisième guerre mondiale, L’Express, 5 septembre 2017.