Etat IslamiqueSujets chauds

Daech, la guerre idéologique n’est pas terminée : entretien avec Edouard Vuiart

Shares

Edouard VUIART, analyste en stratégie internationale, est diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Grenoble (IEP) et titulaire d’un master « Défense, Sécurité et Gestion de crises » de l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). À l’occasion de la parution de son livre, Après Daech, la guerre idéologique continue (VA Press Éditions), Edouard Vuiart nous livre son analyse de l’idéologie de Daech, après avoir étudié en profondeur les textes de propagande de l’organisation terroriste.

La guerre idéologique continue contre l'organisation terroriste Daech : le livre d'Edouard Vuiart
La guerre idéologique continue contre l’organisation terroriste Daech

Rémy Sabathié : L’État islamique semble avoir été vaincu, ou du moins, affaibli en Syrie et en Irak. Pourtant, vous affirmez que le combat est loin d’être terminé. Pouvez-vous l’expliquer ?

Edouard Vuiart : Il faut bien comprendre que notre vision d’une défaite militaire de l’EI sur le théâtre syro-irakien est loin d’être partagée par les djihadistes. À leurs yeux, la chute du Califat s’inscrit dans l’histoire d’un crime occidental séculaire qu’ils finiront tôt ou tard par venger. Non seulement leur idéologie leur permet de gagner les esprits au fur et à mesure qu’ils subissent des revers – souvenez-vous de l’ancien porte-parole de Daech, Abu Muhammad al-Adnani qui affirmait que le fait d’être tué constituait en soi une victoire – mais par ailleurs, l’organisation avait pensé et préparé la chute de son proto-État afin que l’idée survive à la réalité, que l’utopie demeure malgré l’échec et que la rage persiste face à l’évidence de la faiblesse. Plus d’un an avant la libération de Raqqa, la propagande de Daech commençait déjà à essayer de convaincre ses membres que la force de conviction des djihadistes finirait quoi qu’il arrive par l’emporter sur la supériorité militaire adverse, et que la disparition du Califat n’était que l’utime épreuve divine avant leur victoire finale.

La plus grande erreur serait donc de croire qu’une défaite militaire de Daech pourrait permettre de régler la question du terrorisme. Les enseignements de la défaite de son prédécesseur (l’État Islamique d’Irak) nous montre bien qu’un éventuel retour de Daech – sur le théâtre syro-irakien ou même en Afghanistan – n’est pas à exclure. Sans compter les nombreuses métastases djihadistes que le groupe a produit au-delà de cette zone, notamment grâce au mythe qu’il est parvenu à forger autour de la bataille de Mossoul et de sa capacité à résister pendant plus de deux ans face aux plus grandes puissances du monde. Donc malgré la chute du Califat, les djihadistes restent convaincus qu’ils finiront par triompher, et leur volonté de frapper demeure intacte. Néanmoins, il est vrai que la perte provisoire de leurs moyens financiers et logistiques les contraint pour le moment à abandonner la réalisation de projets commandos type « 13 novembre », pour y préférer un « djihad du pauvre », soit des initiatives décentralisées, réalisées sans le soutien logistique ni le feu vert explicite de l’organisation, mais à partir de consignes diffusées sur leurs réseaux et appelant des « amateurs » à passer à l’acte n’importe où, avec les moyens dont ils disposent.

R. S. : Dans votre ouvrage, vous mettez en garde vos lecteurs contre deux risques associés au discours sur le djihadisme : d’un côté, l’essentialisme menant à l’amalgame, et de l’autre, le rien-à-voirisme. En quoi ces deux tendances constituent une impasse pour comprendre l’idéologie de Daech ?

E. V. : Il est aujourd’hui crucial que le dialogue ne s’installe pas uniquement entre les deux extrêmes que sont l’amalgame (« l’islam est responsable du terrorisme ») et le « rien-à-voirisme » (« le terrorisme n’a rien à voir avec l’islam »). Car si l’amalgame amène au final à faire le jeu des djihadistes, le fait de prétendre que le terrorisme djihadiste n’a rien à voir avec l’islam revient à nier les heurts internes à cette religion et à réduire en cendres les travaux des islamologues et des intellectuels qui cherchent, au sein du monde musulman, à en défendre une autre vision plus apaisée.

« En réalité, il y a aujourd’hui une guerre idéologique à l’intérieur de l’islam dont les musulmans sont les premières victimes. »

En réalité, il y a aujourd’hui une guerre idéologique à l’intérieur de l’islam dont les musulmans sont les premières victimes. Pourtant, les attentats qui ont frappé le sol européen ont systématiquement été suivis d’un grand nombre de commentaires qui cherchaient à psychiatriser la violence terroriste, ou à la réduire à des frustrations ou à des pulsions irrationnelles. Il est vain de dire que les attentats sont le fait de quelques fous. C’est une manière de ne pas vouloir analyser le problème. Certes, il n’est pas aisé d’admettre la part de rationalité qui pousse son compatriote ou son coreligionnaire à passer à l’acte, et il peut apparaître plus confortable d’instaurer une sorte de distance mentale avec celui-ci et avec toute la complexité de ses horreurs, notamment en se persuadant que les terroristes de Daech sont avant tout des déséquilibrés mentaux névrosés. Mais réduire la violence terroriste à des « délires barbares irrationnels », c’est ignorer à la fois le propre du djihadisme qui est un appel à rejoindre une communauté combattante, ainsi que les particularités de la rhétorique de Daech qui défend une vision de l’Histoire basée sur la promesse d’une victoire eschatologique des « vrais croyants ». Il est donc indispensable de comprendre cette idéologie, et d’admettre que ce n’est pas parce qu’elle nous horrifie qu’elle ne signifie forcément rien.

L’idéologie djihadiste repose sur un fondement théologico-politique, et les processus de « radicalisation éclair » ne peuvent avoir lieu que parce que cette doctrine s’avère complexe, structurée et surtout disponible. Certes, on trouve des djihadistes qui n’ont presque jamais lu le Coran et qui ne parlent que très peu – ou pas du tout – l’arabe. Mais il serait erroné de tous les considérer comme incultes, car certains ont forgé leur engagement autour de ce corpus dédié. Dit autrement, affirmer qu’un djihadiste est un « ignare à soigner » revient à oublier qu’à ses yeux, c’est la démocratie toute entière qui est délirante et c’est notre incapacité à reconnaître la « volonté divine » qui relève de l’ignorance. Il est donc essentiel de comprendre que l’intolérance et la violence proviennent non pas d’une barbarie sans nom, mais d’une idéologie à prétention universelle dont l’objectif est de s’imposer de force au reste du monde et de ne laisser aucune place à la diversité.

R. S. : D’après l’étude des textes de propagande de Daech que vous avez menée, quelles sont les forces et les faiblesses que vous avez identifiées chez cette organisation terroriste ? Comment la combattre plus efficacement ?

E. V. : La stratégie actuelle des djihadistes consiste à produire des attaques moins efficaces mais plus fréquentes dans l’objectif de nous persuader que nous pourrions être frappés n’importe où et à tout instant. Dès lors, nos peurs influencent nos capacités d’analyse et nous finissons par croire qu’il s’agit d’un embrigadement sectaire, d’une maladie mentale ou d’un fanatisme nihiliste. Force est de constater que tout cela ne tient pas debout. Il n’y a pas de profil-type comme il n’y a pas de loups solitaires : il y a avant tout une dimension idéologique que nous ne pourrons combattre efficacement que lorsqu’un diagnostic éclairé sur la situation aura été établi.

Nous devons sortir de notre paresse intellectuelle et analyser comment raisonne et juge notre ennemi. Daech propose une vision théologico-politique du monde. Sa doctrine réfute la pensée des Lumières qu’elle définit comme un crime contre « la loi d’Allah » ; elle désavoue les communautés musulmanes ayant choisi « l’apostasie » ou la sécularisation, et prétend rétablir le temps de Médine où primaient « céleste », « religion » et « communauté fraternelle ». Le problème n’est donc pas que les djihadistes perdent leur sens moral ou leur sens commun dans la poursuite de leur utopie, c’est qu’ils y trouvent du sens. Ils ont une vision symbolique de la réalité et considèrent que chacun de leurs actes, notamment les plus brutaux, ont vocation à démontrer la vérité de leurs idées et à offrir à d’autres la révélation de cette vérité. Il ne s’agit pas d’un simple « lavage de cerveau » qui engendrerait des êtres barbares, mais bien d’une vision de l’Histoire, d’une « mission » à l’échelle mondiale et d’une interprétation des textes sacrés, conçues par une « avant-garde » autoproclamée dont l’objectif est, dans l’intérêt de leur vision du « Bien commun », d’imposer la « véritable » orthodoxie sunnite et de purger l’humanité de ses éléments « impurs » afin d’affronter la Fin des Temps dans les meilleures conditions.

« Les interventions occidentales – et la guerre plus généralement – constituent de véritables catalyseurs exportateurs de métastases djihadistes à travers le monde, il ne faut jamais l’oublier. »

Il nous faut donc parvenir non seulement à comprendre la part de rationalité qui pousse ces individus à avoir foi dans les solutions prônées par l’idéologie djihadiste, mais également à affirmer collectivement que le fait d’expliquer n’amène pas à excuser, mais à maîtriser la situation. Or, pour le moment, notre contre-discours reste perverti par le deux poids deux mesures de ses propres termes, sur lequel joue sans retenue la propagande djihadiste. Une des priorités doit être de comprendre l’erreur fondamentale qu’il y a à utiliser notre vision héritée des Lumières pour analyser, caractériser et contrer l’idéologie djihadiste. Trop souvent, nous utilisons des termes approximatifs voire inadaptés. Ainsi, lorsque certains réclament la naissance d’un islam « modéré » ou d’un mouvement réformiste, ils peinent à comprendre que d’un côté, cela conforte les djihadistes dans leur prétention à représenter le « vrai » islam, et que de l’autre, l’aggiornamento historique de l’islam a déjà eu lieu via le mouvement Salafiyya. De la même manière, notre aveuglement vis-à-vis d’une soi-disant guerre contre « le Mal barbare » – alors que le fondement même du projet de notre ennemi affirme « œuvrer pour le Bien de l’humanité » – se double d’un enlisement dans une prétention à vouloir représenter le Bien, dans un monde qui n’attendrait que de recevoir nos Lumières. Les interventions occidentales – et la guerre plus généralement – constituent de véritables catalyseurs exportateurs de métastases djihadistes à travers le monde, il ne faut jamais l’oublier.

 

« Après Daech, la guerre idéologique continue » (VA Press Éditions), disponible en librairie ou via :

– Site éditeur : https://bit.ly/2kzkOPa

– Amazon : https://amzn.to/2H7SzlE

– Fnac : https://bit.ly/2G55aW9

Plus d’infos sur le site : https://apres-daech.jimdo.com

Shares

Rémy SABATHIE

Secrétaire général et rédacteur géopolitique pour Les Yeux du Monde, Rémy Sabathié est analyste en stratégie internationale et en cybercriminalité. Il est diplômé de géopolitique, de géoéconomie et d’intelligence stratégique.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *