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Un pont géant pour désenclaver la Crimée: signe de puissance ou pure folie ?

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Carte des différentes voies d'accès à l'Ukraine.
Carte des différentes voies d’accès à l’Ukraine.

Depuis quelques semaines, la tension semble avoir diminué d’un cran en Ukraine, en témoigne la réduction du nombre d’accrochages entre les forces gouvernementales de Kiev et les troupes séparatistes de l’Est, et ce en raison de l’entrée en vigueur des accords de Minsk II en février dernier. Dès lors, l’attention des médias occidentaux s’est détournée vers d’autres questions, au rang desquelles la tragédie des migrants en méditerranée ou la situation en Syrie ainsi qu’au Yémen. Or, depuis le printemps, les autorités russes profitent de l’absence relative de couverture médiatique pour commencer les travaux de construction d’un pont qui devrait relier, dès 2018, l’Est de la Crimée au krai de Krasnodar, et ainsi désenclaver cette partie du territoire.

Un territoire enclavé

Il faut dire que la position géographique de la Crimée pose un réel problème à Moscou. Cette immense presqu’île, reliée par quelques kilomètres de terre à l’Ukraine, est en revanche isolée du territoire russe dont elle fait désormais partie. Or, dans le contexte actuel, les marchandises parvenant par voie terrestre en Crimée sont rares. Ni les autorités ukrainiennes, qui craignent des infiltrations de troupes hostiles dans le pays, ni l’armée russe, qui se méfie de toute tentative des milices radicales ukrainiennes de déstabiliser la Crimée, ne facilitent les passages de camions à la frontière, bien au contraire, de sorte que les marchandises entrent et sortent au compte-goutte. Dans le même temps, les ravitaillements aériens et maritimes ne suffisent pas à subvenir pleinement aux besoins du territoire, qui est aujourd’hui asphyxié, au point que certains élus locaux craignent que la Crimée ne doive être rendue à l’Ukraine à moyen terme si rien ne change.

C’est pourquoi la société russe SGM, dont le PDG, Arkadi Rotenberg, est un proche de Vladimir Poutine, a été choisie pour mener à bien un projet pharaonique : la construction d’un pont de 19 kilomètres près du détroit de Kertch, qui sépare la Crimée de la Russie. Depuis plus d’un mois, de nombreux ingénieurs, sapeurs et autres corps de métier sont présents sur place pour préparer l’édification du pont. Mais la construction de cet ouvrage, qui devrait durer au moins trois ans et nécessiter plus de 2 milliards d’euros, pose déjà problème.

Des infrastructures insuffisantes

D’abord, le contraste est saisissant entre ce projet titanesque, symbole de la grandeur russe, et la pauvreté de la petite ville de Taman, située sur le rivage oriental du détroit. L’accès à cette ville enclavée depuis toujours se fait par une petite route défoncée, que les engins de chantier vont sans doute achever de détruire. En outre, la construction du pont, qui nécessitera de grandes quantités d’eau et d’électricité, aggravera à coup sûr les pénuries déjà nombreuses dans la petite ville et compliquera la bonne marche des travaux. Ces difficultés attendues inquiètent la population de la région, qui incarne une classe russe modeste, souvent rurale, dont l’opinion est partagée entre nationalisme et préoccupations quotidiennes, dans un pays où les infrastructures sont souvent vétustes et les régions rurales laissées pour compte. Or, si loin de Moscou, c’est souvent le pragmatisme qui l’emporte. Cela dit, le risque de voir les travaux perturbés par les habitants locaux est limité, car comme le soulignent les élus de la ville, le passage de nombreux véhicules à proximité sera sans doute bénéfique à terme à ses habitants. Reste que d’ici là, ses riverains craignent d’être durement touchés par les conséquences des travaux, comme ce fut le cas à Sotchi.

Difficultés techniques et embargo

En outre, la société SGM doit faire face à deux difficultés majeures. D’abord, elle n’est pas spécialisée dans les ouvrages de génie civil de cette ampleur, mais dans la construction de gazoducs et oléoducs. Or, le régime de sanctions vis-à-vis de la Russie dissuade toute entreprise occidentale d’intervenir sur le chantier. Pour y remédier, elle a décidé de faire appel à des sous-traitants turcs, qui ne craignent pas les sanctions. Mais l’embargo pose aussi problème concernant des technologies et matériaux occidentaux, auxquels l’entreprise n’aura pas accès, même si elle a déjà annoncé que tout serait bâti grâce à des technologies russes. Malgré tout, l’on peut se demander si ce choix ne constitue pas un pari risqué pour le gouvernement russe, tant du point de vue des problèmes de sécurité liés à la construction d’un ouvrage titanesque sous embargo, que de son coût financier, qui risque d’exploser, dans un contexte défavorable de sanctions économiques, ayant notamment entrainé une chute du rouble et une certaine paralysie économique. Il est de ce fait peu probable que le prix du pont n’augmente pas, d’autant que les autorités semblent de pas avoir pris en compte un problème de taille : il n’existe aucune autoroute pour relier la péninsule à la première grande ville russe située à plus de trois heures de route. Il faudra donc la construire.

Différend territorial

Enfin, un accord russo-ukrainien datant de 2003 relatif à l’exploitation des eaux de la mer d’Azov et du détroit de Kertch, établissait que ces zones devaient être considérées comme des eaux intérieures des deux pays. Or, cet accord n’a toujours pas été remis en question, et même si la Russie ne risque pas grand chose dans les faits, la question de la légalité d’une telle construction pourrait poser problème à Moscou.

La construction de ce pont est, dès lors, révélatrice des difficultés du pays à tenir le rang diplomatique et militaire qu’il estime être le sien. En effet, si la Russie de Mr Poutine ne cesse de vouloir montrer au monde à la fois sa puissance et son indépendance, notamment vis-à-vis de l’occident, personne n’est aujourd’hui dupe de l’état préoccupant de l’économie du pays, ainsi que des multiples défis auxquels la société russe doit faire face et dont les difficultés liées à la construction sont l’exemple.

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