Renseignement : le regard d’Eric Denécé entre mutations et idées reçues
Docteur en sciences politiques et directeur du Centre français de recherche sur le renseignement, Eric Denécé s’est forgé une expertise solide à travers ses missions de conseil et d’analyse sur le terrain, notamment au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est. Consultant pour le Ministère de la Défense, directeur de cabinet d’intelligence économique et enseignant, il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages. Son travail a été récompensé à deux reprises par le Prix 1996 de la Fondation pour les Études de Défense et le Prix Akropolis 2009 de l’Institut des Hautes Études de Sécurité Intérieure. Il nous expose ici sa vision de l’évolution du renseignement, de ses défis mais brise également certaines idées reçues véhiculées sur ce secteur.
L’élargissement considérable des moyens de communication et d’accès à l’information ont ouvert de nouvelles portes au travail du renseignement. Mais ces révolutions technologiques, de par leur rapidité d’évolution et leur étendue, n’ont-elles pas aussi compliqué sa tâche ?
Eric Denécé : Oui et non. Il y a eu en effet une croissance exponentielle de la communication mondiale via internet, mais également l’apparition des moyens de cryptage. Donc non seulement les informations se sont multipliées, mais elles sont, pour une partie, cryptées. Ces changements posent un défi aux agences pour intercepter et décrypter les informations, et suivre l’évolution technique. Mais cela représente aussi un intérêt : on peut, de plus en plus facilement, obtenir des informations tout en restant assis à son bureau, sans aller directement sur le terrain.
Au-delà des missions d’information et d’anticipation qui ont pu évoluer, le profil des sources ou même des cibles a-t-il également changé ? Comment ?
E.D. : Le type de source évolue en fonction du contexte, de la menace. Aujourd’hui par exemple, une des menaces majeures est indéniablement le terrorisme. C’est cet aspect qui oriente vraiment le type de source dont on a besoin.
« Ces dérives des agences sont un fantasme, en ce qui concerne les pays occidentaux en tout cas »
Quelles conséquences notables ont pu avoir ces changements en interne sur le fonctionnement, l’organisation des agences afin de rester réactives ?
E.D. : Comme je l’ai dit précédemment, le renseignement technique occupe une place croissante dans la collecte d’informations. Les agences recrutent de plus en plus d’ingénieurs et développent leurs moyens techniques. On constate une augmentation budgétaire avec une augmentation globale des effectifs, mais aussi un alourdissement technocratique.
Enfin, il y a eu la nécessité de faire évoluer les linguistes : durant la guerre froide, on recherchait des personnes parlant des langues des pays de l’Est ou le russe. Aujourd’hui, ce sont les langues du Moyen-Orient qui sont recherchées comme l’arabe ou le persan, mais également le chinois ou le coréen qui représentent des régions que l’on suit de près.
Sur le plan diplomatique on a pu voir l’importance du rôle des agences de renseignement, notamment dans le conflit israélo-palestinien où elles ont permis des discussions impossibles à entamer officiellement. Cet aspect méconnu s’est-il accru avec la complexification des rapports de force internationaux ou a-t-il toujours été présent de manière importante ?
E.D. : C’est une fonction qui a toujours été présente. Cela varie bien sûr d’un pays à l’autre, on peut citer Israël mais aussi la France ou la Grande-Bretagne par exemple.
On parle fréquemment des dérives, des abus supposés des agences de renseignement dans leur travail de collecte d’informations. Mais l’autorité politique conserve-t-elle aujourd’hui, justement, toute son autorité sur ses réseaux ? Cela peut-il changer ?
E.D. : Ces dérives des agences sont un fantasme, en ce qui concerne les pays occidentaux en tout cas. Dans 95 % des cas, il s’agit de directives politiques soit transmises directement, soit qui ont laissé un cadre propice, comme aux États-Unis notamment, où l’on pousse les agences sur cette voie.
« Le métier restera toujours le même en soi. Il y aura en revanche une complexification, et de nouvelles menaces »
Quelles sont les problématiques majeures auxquelles le renseignement devra faire face à l’avenir?
E.D. : Il n’y aura pas de nouvelles problématiques, le métier restera toujours le même en soi. Il y aura en revanche une complexification, et de nouvelles menaces. Pour les prochaines décennies, ce sera principalement le terrorisme bien sûr mais aussi le développement des organisations criminelles liées à la drogue ou aux migrants, et la rivalité économique. Mais on ne peut pas écarter non plus la multiplication des conflits locaux, avec des origines climatiques notamment.
Quelles mutations peut-on envisager selon vous ?
E.D. : Il y aura toujours des mutations technologiques. Il est aussi de plus en plus difficile de mener une opération clandestine contre des organisations terroristes par exemple. Durant la guerre froide on pouvait essayer d’infiltrer une administration au milieu de milliers de personnes, aujourd’hui on infiltre une cellule terroriste de deux, trois ou 50 personnes.
Mais ce n’est pas nouveau. J’estime qu’il y a des périodes de rupture et d’évolution. La décennie 2000 par exemple, avec l’apparition de Ben Laden et d’Al-Qaïda, a nécessité un recrutement rapide de personnes parlant arabe et de parvenir à travailler face à une organisation non centralisée, qui n’avait pas de bureaux. Cela a constitué un vrai changement. Il y a eu aussi, avec l’avènement d’internet au début des années 90, l’arrivée des moyens cyber. Aujourd’hui nous sommes sur une « mer un peu plus calme ». Depuis 2010 environ, toutes les agences disposent de moyens importants et suivent les évolutions techniques.
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