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L’Irak au cœur de la tourmente (3/3) : les milices au centre du jeu

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L’Irak se retrouve malgré lui au cœur de la montée des tensions géopolitiques régionales. Les milices irakiennes qui composent le hashd al-shaabi sont promises à la démobilisation. Pourtant, leur retrait de la vie politique et civile n’a jamais paru autant éloigné.

L'armée irakienne entre parfois en concurrence avec les milices
Défilé de l’Armée irakienne

Une improbable démobilisation

Le Premier ministre irakien Abel Abdul al-Mahdi l’a reconnu sans ambages, la démobilisation des milices sera « longue et compliquée ». Ces milices majoritairement chiites ont composé les forces du hashd al-shaabi, la mobilisation populaire, et ont été en première ligne des combats contre l’État Islamique (EI) depuis juin 2014. Censée être effective au 31 juillet 2019, cette tentative de démobilisation, qui s’annonçait comme loin d’être une sinécure, s’est transformé en un premier aveu d’échec.

La création des premières milices remonte à la guerre Iran-Irak (1980-1988). La première d’entre elles, la Brigade Badr, fut formée de déserteurs et prisonniers chiites en Iran, sous la tutelle des Gardiens de la révolution. A partir de 2003, à l’occasion de l’occupation du pays par la coalition internationale, le nombre de milices explose. Elles sont aujourd’hui, dans leur grande majorité, rattachées à une mouvance ou un parti politique. En ce sens, elles sont devenues des acteurs incontournables de la vie politique irakienne.

Disposant de représentants installés aux plus hautes sphères du pouvoir, les résistances à la démobilisation sont nombreuses. Profitant des différents épisodes de guerre civile, ces milices ont considérablement renforcé leur emprise dans les secteurs industriels, pétroliers, sécuritaires. La conquête du nord sunnite de l’Irak leur a en outre permis de contrôler de nombreuses infrastructures publiques et privées. Au cœur de divers scandales de corruption, ces mouvements sont pourtant incontournables dans un Irak en pleine reconstruction.

Une galaxie de mouvements éparpillés

L’Iran et l’Irak entretiennent de longue date d’étroits liens, notamment au regard de cette mobilisation islamique chiite. La galaxie de groupes qui composent cette dernière profite de financements, d’entraînements et d’équipements iraniens. Ces milices sont souvent considérées comme le bras armé de l’Iran hors de ses frontières, à l’instar du Hezbollah libanais. En effet, nombre d’entre elles suivent le général iranien Qassem Souleimani et l’ayatollah Khamenei.

Ces milices sont fortes d’environ 120 000 volontaires engagés, théoriquement destinés à être réintégrés dans la vie civile ou l’armée régulière. Cependant, bon nombre de volontaires n’ont que peu d’expérience militaire. En revanche, certains groupes sont dotés d’unités d’élite qui souhaitent obtenir un statut équivalent à la Compagnie dorée, la force antiterroriste en pointe dans le combat contre l’EI. Aujourd’hui, tous ces miliciens obéissent à une variété d’autorités concurrentes (Sistani, Khamenei, Moqtada al-Sadr…) aux objectifs souvent opposés.

Dans le contexte de montée des tensions régionales, ces milices concentrent donc une bonne partie de l’attention des gouvernements. Les États-Unis ont ainsi œuvré activement à leur démobilisation. Plusieurs camps appartenant aux milices ont été bombardés en juillet et août lors d’attaques revendiquées tacitement par Israël. En outre, l’Arabie Saoudite redouble de vigilance à leur égard suite aux attaques d’installations pétrolières sur son territoire. Probablement lancées depuis l’Irak, ces frappes ont considérablement affecté les capacités de production pétrolières saoudiennes.

L’atout à double tranchant de Khamenei

L’ayatollah Khamenei sait que la maîtrise de cette galaxie de mouvements chiites est son meilleur atout dans la partie de poker qui se joue dans le Golfe. Elles sont en capacité de perturber fortement le trafic maritime du détroit d’Ormuz par où transite un cinquième du pétrole mondial. Ces milices extraterritoriales forment ainsi le meilleur rempart de l’Iran. Elles ont démontré leur capacité à frapper en profondeur Israël et l’Arabie Saoudite. Parallèlement, elles constituent une menace sérieuse aux intérêts états-uniens en Irak. A ce titre, elles représentent l’élément le plus instable et incontrôlable dans le cadre de la crise qui se joue actuellement.

Les manifestations massives qui se déroulent en Irak actuellement impliquent à un haut degré toutes ces composantes explosives. Ces protestations ont débuté avec la mise à pied par le Premier ministre irakien du général  qui a dirigé la guerre contre l’EI. Ce « héros » de la lutte antiterroriste incarne une fierté nationale retrouvée. Ce geste illustre l’influence des milices pro-iraniennes au plus haut niveau de l’État. Il est celui qui a mis le feu au poudre. Il a entraîné dans la rue des milliers de manifestants chiites qui scandent leur colère contre l’absence totale de service public et une corruption généralisée. Celle-ci profite en premier lieu aux seigneurs de guerres qui se sont renforcés avec les épisodes de guerre civile.

Ainsi, les groupes du hashd al-shaabi sont à la fois l’atout maître de Khamenei, tout autant qu’elle constituent sa principale faiblesse. Prospérant sur la corruption, ces groupes incarnent les pressions tant extérieures qu’intérieures qui fragilisent l’Etat irakien. Face à cette situation, qui rappelle celle du Liban depuis les années 1990, la jeunesse du pays semble être le seul acteur à pouvoir contrebalancer les jeux de balanciers nationaux et régionaux.

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Arnaud FORAY

Diplômé en Sociologie et philosophie politique à l'Université Paris 7 ainsi qu'en Défense, sécurité et gestion de crise à l'institut IRIS Sup', Arnaud Foray est spécialisé en analyse politique et géopolitique sur la région Moyen-Orient, en particulier sur la pensée d'Ibn Khaldûn et les mouvements islamiques en Irak, au Liban et sur la Palestine.

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