Libye : l’impact de la rivalité franco-italienne sur la résolution de la crise (2/3)
La France et l’Italie, par leur position géographique et leur histoire, jouent un rôle stratégique en Méditerranée. Or, les relations entre les deux pays sont historiquement complexes, compliquant toute convergence stratégique franco-italienne. Elles entravent également la mise en place d’une politique européenne crédible de gestion de la crise libyenne. Pour comprendre cette rivalité et les opportunités que pourrait représenter une meilleure coopération franco-italienne, les trois articles suivants reviennent successivement sur les fondements de la relation franco-italienne, sur la crise libyenne comme facteur dégradant de cette relation et enfin sur la gestion de la crise en Libye et des pistes de réflexion sur une possible coopération.
PARTIE II : L’intervention en Libye de 2011 et ses conséquences, un tournant dans les relations franco-italiennes
La France et l’Italie, en raison leur situation géographique, jouent un rôle stratégique en Méditerranée. Or, la crise libyenne représente un facteur dégradant des liens franco-italiens. Dans ce contexte, la rivalité franco-italienne complique l’élaboration d’une position commune dans cette zone.
L’intervention de 2011 en Libye : la France proactive et l’Italie en retrait
En 2011, face à la répression du gouvernement de Kadhafi contre les manifestions de la population libyenne, la France s’est montrée proactive. Dès février, elle a été à l’initiative des condamnations internationales contre le régime libyen. En mars, elle a reconnu le Conseil national de transition libyen comme seul représentant de la Libye. Paris a ensuite invité les autres pays de l’Union européenne à la suivre. Au sein de l’ONU, la France et le Royaume-Uni ont été à l’origine des résolutions votées par le Conseil de sécurité.
Face à ce volontarisme français, l’Italie a fait preuve de réserve, craignant que la déstabilisation de la Libye n’ait des conséquences incontrôlables sur son territoire. Dès 2011, les autorités italiennes ont exprimé leurs doutes face aux décisions françaises. Le président de la Commission de la défense du Sénat italien, Gianpiero Cantoni, a notamment déclaré en mars 2011 que « La ligne de la France est inacceptable » et que cette dernière poursuivait ses propres intérêts économiques et énergétiques[1].
Malgré les informations dont disposaient les services de renseignement italiens et le passé de la péninsule en Libye, Rome n’est pas parvenue à se positionner comme médiatrice avec Tripoli. En effet, la situation politique interne italienne marquée par la fin du leadership de Silvio Berlusconi, sujet à plusieurs affaires judiciaires, rendait l’Italie difficilement crédible sur la scène internationale pour peser dans la prise de décision. De plus, malgré ses réticences, l’Italie a même joué un rôle non négligeable dans la coalition internationale. En avril 2011, l’exécutif italien a autorisé des raids aériens pour cibler des objectifs militaires libyens. L’Italie s’est aussi trouvée impliquée au plus près du commandement de l’opération en raison de son investissement dans l’OTAN avec le CAOC situé à Poggio Renatico, au nord de l’Italie et l’État-Major de l’OTAN à Naples.
Des conséquences humanitaires ressenties en Italie
À la suite de l’intervention de 2011, qui a conduit à la chute du régime de Kadhafi et à la déstabilisation de la Libye, le pays voit aujourd’hui s’affronter deux camps principaux revendiquant le pouvoir : le Gouvernement d’union nationale (GNA), reconnu par la communauté internationale et le gouvernement de Tobrouk, avec l’Armée Nationale Libyenne (ANL) dirigée par le maréchal Haftar. Cette instabilité a affaibli les institutions politiques aujourd’hui dans l’impossibilité d’assurer le contrôle des frontières et l’ordre public.
L’augmentation des flux de migrants et de réfugiés vers l’Europe est l’une des conséquences directes de la dégradation sécuritaire en Libye et inquiète particulièrement l’Italie. En 2012, la péninsule avait enregistré 15 900 arrivées pour 181 436 en 2016[2], soit près de douze fois plus en quatre ans. Le nombre d’arrivées en Italie est toutefois en diminution depuis 2016. L’on comptait 119 369 arrivées en 2017 pour 23 370 en 2018, soit une baisse de 92,85% en deux ans. Face à l’afflux de réfugiés et de migrants, le gouvernement italien de centre gauche de l’époque, et notamment le ministre de l’Intérieur M. Minniti, avait établi des relations avec les acteurs locaux pour réduire les flux. La péninsule a aussi assumé la responsabilité de search-and-rescue et consolidé son dispositif maritime en Méditerranée.
Les arrivées massives ont eu des conséquences sur la vie politique italienne. La question migratoire, centrale dans le débat politique italien, a alimenté le discours populiste. De plus, la gestion des flux migratoires et l’accueil des migrants sont des points d’achoppement importants au sein de l’Union européenne.
Un ressentiment italien durable envers la France
Les effets provoqués par l’opération militaire de 2011 ont renforcé l’amertume italienne envers la France. N. Sarkozy a notamment était ciblé par la presse italienne qui l’a surnommé le « petit Napoléon » ou « Nicolas l’Africain »[3]. En effet, le débat sur les motivations réelles du volontarisme français et les affaires judiciaires en cours sur les intérêts personnels du président français alimente la rancœur contre l’hexagone.
De plus, la posture française face aux répercussions, notamment migratoires, de l’intervention militaire a alimenté le ressentiment des autorités et de la population italienne. Avec l’arrivée du gouvernement de coalition italien du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue du Nord, les tensions avec l’Italie se sont renforcées, Rome ayant adopté une position ferme en refusant d’accueillir les bateaux humanitaires en provenance de la Libye. Les propos agressifs de Matteo Salvini et Luigi di Maio à l’encontre de la France sur sa politique en Afrique ont conduit à la convocation des ambassadeurs respectifs début 2019. Dans ce contexte, il était difficile pour la France et l’Italie d’afficher une position commune dans la résolution de la crise libyenne.
La dissolution de la coalition italienne durant l’été 2019 et la formation d’un gouvernement composé du Partito Democratico, au pouvoir lors du rapprochement franco-italien de fin 2017, et du Mouvement 5 étoiles marque une nouvelle étape de la relation franco-italienne qui pourrait conduire à un nouveau rapprochement franco-italien.
Béatrice Verdaguer
Passionnée de relations internationales, Béatrice Verdaguer est diplômée de l’IRIS Sup’ comme Analyste en stratégie internationale, spécialisation Défense et sécurité. Après un an en Italie, elle a étudié principalement les relations franco-italiennes dans le secteur de la défense. Elle s’est notamment intéressée à l’industrie navale et au contexte européen.
Sources
ARPINO M, L’Italia nelle operazioni in Libia, IAI, Rome, 12/2011
DARNIS J.P., Le face-à-face franco-italien en Libye : un piège pour l’Europe, Le Grand Continent, 2019
NABLI B., Macron brise le tabou de la responsabilité française dans la situation libyenne, Chronik, 2018
NOTIN J.C., La vérité sur notre guerre en Libye, Fayard, Paris, 2012
VARVELLI A., La crisi libica: guerra umanitaria o guerra di Sarkò?, ISPI, Rome 2011
Notes
[1]“L’Italie irritée par l’activisme français », Le Temps, 23/03/2011
[2]Ministero dell’Interno, Cruscotto statistico giornaliero, Diciembre 2018
[3]NOTIN J.C., La vérité sur notre guerre en Libye, Fayard, Paris, 2012