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L’UE durcit le ton contre la désinformation en ligne (2/3)

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La première partie de cette analyse revenait sur le contexte dans lequel l’UE avait décidé de bannir les médias russes de son territoire. L’UE, particulièrement vulnérable aux campagnes de désinformation en ligne, semble donc avoir durcit le ton. Qu’en dit le droit international ?

La désinformation, une menace hybride bien connue

Illustration propagande de guerre
Propagande de guerre datant de la seconde guerre mondiale

La désinformation en tant qu’acte étatique se définit comme la dissémination coordonnée et volontaire de mensonges vérifiables ou d’information trompeuses à des fins stratégiques, politiques ou économiques. Il s’agit d’une sous-catégorie de propagande et est une forme de manipulation de l’information. Bien que le terme ait largement gagné en popularité auprès du grand public après les élections américaines de 2016 et pendant la pandémie de Covid19, la désinformation est une pratique ancienne.

En effet, les puissances de la guerre froide avaient déjà recours à des techniques de manipulation des masses basées sur la manipulation de l’information. Il est par exemple rapporté qu’entre 1946 et 2000, les US auraient essayé 63 fois de provoquer un changement de régime à l’étrangers par le biais d’opérations clandestines impliquant, entre autres, des opérations de désinformation ciblées auprès des populations locales.

Avant l’avènement du cyberespace, la désinformation était surtout ponctuelle. Le plus souvent le but était d’interférer dans les élections étrangères. C’est aujourd’hui dans un contexte de « guerre hybride » que la désinformation sévit. C’est à dire que la désinformation s’est changée en phénomène continu et diffus. Certains la compare aussi à une forme corrompue de diplomatie publique. Plus encore, la désinformation s’inscrit dans un contexte de non-guerre et de non-paix qui caractérise l’état actuel de compétition stratégique permanente dans lequel les états évoluent.

Le règlement du premier Mars parle d’une « campagne internationale systématique de manipulation des médias et de déformation des faits afin de renforcer sa stratégie de déstabilisation des pays voisins et de l’Union et de ses États membres. » Le point (6) laisse d’ailleurs entendre que la désinformation produite par les médias pro-Kremlin en question ne se limite pas qu’aux périodes électorales.

La désinformation en droit international

Le droit international ne sanctionne pas en tant que telle la désinformation sponsorisée par un état. En effet, la plupart des règles pertinentes ne sont applicables à la désinformation que par incidence. Le fait de manipuler les populations via le mensonge ou la diffusion à grande échelle d’information trompeuses n’est pas en soit illégal en droit international. Ceci étant dit, il convient de nuancer le propos.

D’abord, il existe bel et bien une convention qui s’appliquerait aux campagnes de désinformation de manière directe. Il s’agit de la Convention Internationale Concernant L’Emploi de la Radiodiffusion dans l’Intérêt de la Paix de 1936. Son article 3 dispose notamment que ; « Les Hautes Parties contractantes s’engagent mutuellement d’interdire et, le cas échéant, à faire cesser sans délai sur leurs territoires respectifs toute émission susceptible de nuire à la bonne entente internationale par des allégations dont l’inexactitude serait ou devrait être connue des personnes responsables de la diffusion. » La Convention a été signée par une vingtaine d’états. La Fédération de Russie et plusieurs états européens membres de l’OTAN en sont toujours parties. En revanche les réservations émises par la Russie ne permettent pas de pleinement lui appliquer la Convention.

Au-delà de cette Convention, trois principes coutumiers de droit international pourraient indirectement concerner la désinformation. Il s’agit des principes de non-intervention, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le principe de souveraineté. Les contours de ces principes sont néanmoins contestés.

  • Le principe de non-intervention requiert l’emploi de moyens coercitifs, ce qui ne semble pas être le cas avec la désinformation. A moins qu’il ne soit établi que l’Etat suspect ait entreprit de pousser l’audience à l’insurrection via la désinformation.
  • Le principe d’auto-détermination, quant à lui confère à tous les peuples la capacité de décider par eux-mêmes de l’organisation politique de leurs nations. Il pourrait ainsi en théorie s’appliquer à la désinformation ciblant les périodes d’élection. En revanche, il n’a jusqu’à maintenant été brandit que dans le contexte des décolonisations.
  • Enfin le principe de souveraineté pourrait présenter un intérêt pour la réglementation des menaces hybrides puisque celles-ci ont pour objet de déstabiliser l’état ciblé, en s’attaquant directement à son autonomie et son autorité. Reste que l’existence d’un principe de souveraineté est débattue.

La propagande de guerre en droit international

Von der Leyen a employé le second terme clé de « propagande de guerre » dans son discours. La résolution du 1er Mars explique en son point (7) que « Pour justifier et soutenir son agression de l’Ukraine, la Fédération de Russie a mené des actions de propagande continues et concertées ciblant les membres de la société civile de l’Union et de ses voisins, en faussant et manipulant gravement les faits. » Cet argument est fort mais difficile à justifier. Ceci étant dit, le concept de propagande de guerre est plus spécifique que celui de désinformation. De plus, il le précède historiquement. De ce fait, il est plus aisé d’apprécier la qualité de cet argument en droit.

Larson dit de la propagande de guerre qu’il « s’agit de la plus grave forme de propagande illégale. » Une constellation de règles compose le régime juridique de l’incitation à la guerre. La propagande de guerre a une place importante dans la jurisprudence des tribunaux militaires de Nuremberg, du Rwanda et de Yougoslavie. Plusieurs résolutions des Nations Unies y font aussi directement référence comme la Déclaration Relative aux Principes du Droit International Touchant les Relations Amicales de 1970. Cette dernière condamnant expressément la propagande de guerre ou d’agression. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ICCPR) de 1966 dont la Fédération de Russie est signataire mentionne aussi la propagande de guerre. En effet, son article 20 interdit « Toute propagande en faveur de la guerre. »

Il est possible de comprendre la propagande de guerre comme l’ensemble des mesures destinées à convaincre l’opinion publique de la nécessité et de la justesse d’une guerre en réalité injustifiée. Il s’agit ainsi d’obtenir l’assentiment et le soutien de l’audience via diverse méthodes comprenant aussi la censure des avis contestataires. La propagande de guerre est donc un effort constant de justification qui se basera souvent sur des faits non vérifiés et infondés. L’idée étant de créer une narration autour d’un engagement, la propagande de guerre est un effort continu. Le soi-disant besoin de « dénazifier » l’Ukraine et les accusations de génocide contre les Russes infondées utilisées par le Kremlin pour justifier son invasion, combiné aux efforts déployés pour taire l’opposition à la guerre et la voix des médias occidentaux sur son territoire semblent donc relever de la propagande de guerre.

Le rôle des médias concernés

Au final le droit international n’en dit pas grand chose. S’il ne couvre pas la désinformation en général, le droit sanctionne les campagnes de désinformation qui portent sur la justification d’une intervention militaire illégale. Cela pourrait concerner la narration alimentée par le Kremlin autour de son agression illégale de l’Ukraine. Pour autant, beaucoup de doutes subsistes.

D’abord, 13 états occidentaux se sont par le passé opposés à l’article 20 interdisant la propagande de guerre. Ces états y voyaient une notion peu claire risquant d’être instrumentalisée pour justifier la prise de mesures liberticides. Ensuite, malgré quelques développements récents, il y a eu peu de références au concept de propagande de guerre depuis la fin de la guerre froide.

Quoiqu’il en soit, l’article 20 ICCPR autorise la prise de mesures de censure à l’égard des entités qui diffusent de la propagande de guerre au profit d’un état belligérant. Le Kremlin contrôle RT et Sputnik, et leur rôle dans l’appareil de désinformation russe est connu et documenté. Chacun des médias concernés a largement relayé les thèses avancées par le Kremlin pour justifier sa guerre, au moins dans les jours précédant l’invasion. Cependant, même pendant cette période, les activités de RT et Sputnik ne se résumaient pas qu’à la manipulation des opinions à des fins de justifier la guerre.

Quelle conclusion en tirer ? La Russie est probablement en violation de certaines de ses obligations internationales pour sa propagande de guerre. Le rôle de RT et Sputnik est néanmoins mineur dans son appareil de propagande. Ainsi, même si elle trouve une certaine résonnance en droit, la décision de l’UE parrait donc sévère.

 

Références

International Convention concerning the Use of Broadcasting in the Cause of Peace, (1936), A/RES/841(IX)

International Covenant on Civil and Political Rights, (1966), UNGA/RES/2200A (XXI)

Michael G. Kearney, « Propaganda for War, Prohibition of » (2009) Max Planck Encyclopedias of International Law.

Arthur Larson, « The Present Status of Propaganda in International Law » (1966) 31 Law and Contemporary Problems 439.

Bjornstjern Baade, « Fake News and International Law » (2018) 29(4) European Journal of International Law 1357.

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William LETRONE

William Letrone est chercheur postdoc au CNRS. Il est spécialisé dans les questions juridiques liées aux menaces cyber, et à l'intelligence artificielle.

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